– Rue Rochechouart, dit le bonhomme Jadis, mais alors nous sommes voisins, mademoiselle. – Monsieur, fit-il en montrant Octave, qui ne levait pas les yeux, et moi, nous habitons rue de la Tour-d’Auvergne, numéro…
– Tiens, fit la jeune fille, nos maisons se touchent… moi j’habite le pensionnat de demoiselles…
– Ah! fit Octave en levant les yeux. J’ai une fenêtre qui donne sur le jardin.
– Eh bien, c’est ça! fit le bonhomme Jadis, nous sommes tous voisins… Alors mademoiselle n’a plus de raisons pour refuser de se mettre avec nous à l’abri; nous attendrons la fin du mauvais temps, et nous reconduirons mademoiselle; il sera un peu tard… comme elle est seule…
– En effet… ce serait plus prudent… dit Octave. La jeune fille garda le silence. Le bonhomme Jadis regarda les deux jeunes gens; un sourire courut sur ses lèvres, et il chantonna tout bas le refrain de son vieil ami: Tra deri, dera, dera.
– Allons, dit-il, voilà qui est entendu… entrons là-dedans. Et il se dirigea vers le café du jardin champêtre, laissant derrière lui la jeune fille et Octave, très embarrassés tous les deux.
– Eh bien, venez-vous? s’écria le vieillard, sur la porte du café.
– Nous voici, dit Octave, qui, après une courte hésitation se décida à offrir la main à sa compagne pour l’aider à franchir une petite mare d’eau.
Ce fut seulement bien après minuit que l’on put songer à se retirer. L’orage n’avait point cessé, et il avait plu à torrents.
– Nous allons être à l’amende, disait le bonhomme Jadis à Octave, en entendant sonner une heure du matin comme ils passaient à la barrière.
– Une heure… déjà… mon Dieu! fit la jeune fille avec épouvante. – Si on n’allait pas m’ouvrir…
– Hi! hi! hi! fit le bonhomme Jadis en lui-même. Ça serait drôle… Tra deri, - très drôle… deri dera…
– Rassurez-vous, mademoiselle, disait Octave à sa compagne, dont il sentait le cœur battre sous son bras, nous voici arrivés; dans un moment nous serons à votre porte…
Et il pressait le pas, tandis que le vieux voisin ralentissait exprès sa marche, en murmurant des mots décousus, comme:
– Il sera trop tard… pauvre fille… rester à la porte… à la belle étoile… – Ah! bah! tra deri… si mon jeune ami savait s’y prendre… l’hospitalité… de mon temps… deri dera… je sais bien ce que j’aurais fait… pas de maîtresse… à vingt ans… tra deri… c’est prodigieux, deri dera…
– Tiens! Tiens! on n’ouvre pas, dit-il en s’arrêtant tout à fait à quelque distance des deux jeunes gens, qui étaient arrêtés devant une maison de la rue Rochechouart faisant angle avec celle de la rue de la tour d’Auvergne.
Trois ou quatre coups de marteau retentirent violemment dans le silence et furent répétés par tous les échos de la rue déserte.
– C’est qu’on n’ouvre pas… tout de même, continuait le bonhomme Jadis en se rapprochant. Comment vont-ils se tirer de là?
Trois nouveaux coups ébranlèrent la porte, qui resta close.
– Eh bien, fit le vieillard en s’approchant, ils sont donc sourds?
– Ah! mon Dieu, disait la jeune fille, qui paraissait en proie à une grande agitation, qu’est-ce que madame va dire? Et le portier qui n’entend pas!
– Madame? Qui ça, madame? demanda le bonhomme.
– La directrice de la pension où je suis sous-maîtresse; je devais être de retour à dix heures. Mon Dieu! je vous en prie, ajouta-t-elle en parlant à Octave, frappez plus fort, on entendra peut-être.
Octave frappa, mais plus doucement qu’il n’avait fait, et tout en frappant il regardait la jeune fille, dont l’inquiétude était à son comble, et il aperçut une larme qui roulait sur sa joue. Ces pleurs dans ses yeux bleus causèrent au jeune homme une telle impression qu’il n’avait plus la force de frapper.
– On n’entend pas, dit-il, c’est inutile. Comment faire? Et il regarda sa compagne.
– Ah! mon Dieu, reprit le bonhomme Jadis d’une voix ironiquement dolente, comment faire?
– Comment faire? dit doucement la jeune fille.
– Ah! s’écria-t-elle en relevant la tête, j’entends du bruit… on a entendu.
– C’est impossible, s’écria Octave, tout le monde dort.
– Mais on s’est réveillé… Vous avez frappé trop fort, jeune homme, lui dit à l’oreille le bonhomme Jadis. C’est égal, la partie est bien engagée, mes compliments.
– Je ne vous comprends pas, fit Octave.
– Tra deri dera, chantonna le vieillard.
Pendant ce temps-là une petite fenêtre en œil-de-bœuf venait de s’ouvrir au-dessus de la porte cochère.
– Qui est là? dit une voix.
– C’est moi, répondit presque à voix basse la jeune fille.
– Qui, vous? demanda la voix; ça n’est pas un nom ça.
– Mademoiselle Clarisse, de chez Madame Hubert, la maîtresse de pension; ouvrez.
– Ah! c’est vous, répliqua la voix. C’est vous qui rentrez à des heures pareilles… C’est du joli! Excusez…
– Mais ouvrez donc, s’écria Octave avec vivacité; voilà une heure que nous sommes à la porte.
– Chut! dit doucement Clarisse en mettant sa main sur la bouche du jeune homme, ne le fâchez pas, il est méchant et serait capable de ne pas m’ouvrir.
– Ouvrirez-vous, à la fin? cria Octave d’une voix de tonnerre.
Le bonhomme Jadis avait entendu la recommandation faite tout bas par la jeune fille; et voyant de quelle façon le jeune homme lui avait obéi, il s’approcha d’Octave et lui glissa à l’oreille:
– Très bien! Je vous les réitère, mes compliments.
– Puisque c’est comme ça qu’on me parle, reprit la voix du portier, je n’ouvrirai pas; à cette heure-ci les honnêtes gens sont couchés, il n’y a que les vagabonds qui sont dehors.
– Vous voyez, fit Clarisse à Octave… Je vous l’avais bien dit, il est fâché; j’en étais bien sûre, on va me laisser à la porte, et demain Madame Hubert ne voudra plus me recevoir. Qu’est-ce que je deviendrai? Et elle se mit à fondre en larmes.
– Voyons, mon brave homme, dit le bonhomme Jadis au portier… vous ne laisserez pas cette pauvre petite à la porte. Vous avez la voix grosse… mais vous êtes sensible, le cœur est bon… Allons! ajouta le bonhomme, le cordon, s’il vous plaît.
Le portier crut qu’on se raillait de lui; et il s’apprêtait à refermer la fenêtre, quand il entendit les pas d’une patrouille qui s’avançait dans la rue; il craignit qu’on ne l’appelât, et, sans répondre, il tira le cordon.