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AUJOURD'HUI DIMANCHE, GRANDES EAUX À VERSAILLES.

Le tonnerre tombant aux pieds de Rodolphe ne lui aurait pas causé une impression plus profonde que la vue de cette affiche.

– Aujourd'hui dimanche! Je l'avais oublié, s'écria-t-il, je ne pourrai pas trouver d'argent.

Aujourd'hui dimanche!!! Mais tout ce qu'il y a d'écus à Paris est en route pour Versailles.

Cependant, poussé par un de ces espoirs fabuleux auquel l'homme s'accroche toujours, Rodolphe courut à son journal, comptant qu'un bienheureux hasard y aurait amené le caissier.

M. Boniface était venu, en effet, un instant, mais il était reparti immédiatement.

– Pour aller à Versailles, dit à Rodolphe le garçon de bureau.

– Allons, dit Rodolphe, c'est fini… mais, voyons, pensa-t-il, mon rendez-vous n'est que pour ce soir. Il est midi, j'ai donc cinq heures pour trouver 5 francs, 20 sous l'heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En route!

Comme il se trouvait dans le quartier où demeurait un journaliste qu'il appelait le critique influent, Rodolphe songea à faire près de lui une tentative.

– Je suis sûr de le trouver, celui-là, dit-il en montant l'escalier; c'est son jour de feuilleton, il n'y a pas de danger qu'il sorte. Je lui emprunterai cinq francs.

– Tiens! C'est vous, dit l'homme de lettres en voyant Rodolphe, vous arrivez bien; j'ai un petit service à vous demander.

– Comme ça se trouve! Pensa le rédacteur de l'Écharpe d'Iris.

– Étiez-vous à l'Odéon, hier?

– Je suis toujours à l'Odéon.

– Vous avez vu la pièce nouvelle, alors?

– Qui l'aurait vue? Le public de l'Odéon, c'est moi.

– C'est vrai, dit le critique: vous êtes une des cariatides de ce théâtre. Le bruit court même que c'est vous qui en fournissez la subvention. Eh bien! Voilà ce que j'ai à vous demander: le compte rendu de la nouvelle pièce.

– C'est facile; j'ai une mémoire de créancier.

– De qui est-ce, cette pièce? demanda le critique à Rodolphe pendant que celui-ci écrivait.

– C'est d'un monsieur.

– Ça ne doit pas être fort.

– Moins fort qu'un turc, assurément.

– Alors, ça n'est pas robuste. Les turcs, voyez-vous, ont une réputation usurpée de force, ils ne pourraient pas être savoyards.

– Qu'est-ce qui les en empêcherait?

– Parce que tous les savoyards sont auvergnats, et que les auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n'y a plus de turcs, sinon aux bals masqués des barrières et aux Champs-Élysées, où ils vendent des dattes. Le turc est un préjugé. J'ai un de mes amis qui connaît l'orient, il m'a assuré que tous les nationaux étaient venus au monde dans la rue Coquenard.

– C'est joli, ce que vous dites-là, dit Rodolphe.

– Vous trouvez? fit le critique. Je vais mettre ça dans mon feuilleton.

– Voilà mon analyse; c'est carrément fait, reprit Rodolphe.

– Oui, mais c'est court.

– En mettant des tirets, et en développant votre opinion critique, ça prendra de la place.

– Je n'ai guère le temps, mon cher, et puis mon opinion critique ne prend pas assez de place.

– Vous mettrez un adjectif tous les trois mots.

– Est-ce que vous ne pourriez pas me faufiler à votre analyse une petite ou plutôt une longue appréciation de la pièce, hein? demanda le critique.

– Dame, dit Rodolphe, j'ai bien mes idées sur la tragédie, mais je vous préviens que je les ai imprimées trois fois dans le Castor, et l'Écharpe d'Iris.

– C'est égal, combien ça fait-il de lignes, vos idées?

– Quarante lignes.

– Fichtre! Vous avez de grandes idées, vous! Eh bien, prêtez-moi donc vos quarante lignes.

– Bon! Pensa Rodolphe, si je lui fais pour vingt francs de copie, il ne pourra pas me refuser cinq francs. Je dois vous prévenir, dit-il au critique, que mes idées ne sont pas absolument neuves. Elles sont un peu râpées, au coude. Avant de les imprimer, je les ai hurlées dans tous les cafés de Paris, il n'y a pas un garçon qui ne les sache par cœur.

– Oh! quéque ça me fait!… Vous ne me connaissez donc pas! Est-ce qu'il y a quelque chose de neuf au monde? Excepté la vertu.

– Voilà, dit Rodolphe quand il eut achevé.

– Foudre et tempête! Il manque encore deux colonnes… Avec quoi combler cet abîme? s'écria le critique. Tandis que vous y êtes, fournissez-moi donc quelques paradoxes!

– Je n'en ai pas sur moi, dit Rodolphe: mais je puis vous en prêter quelques-uns; seulement, ils ne sont pas de moi; je les ai achetés 50 centimes à un de mes amis qui était dans la misère. Ils n'ont encore que peu servi.

– Très-bien! dit le critique.

– Ah! fit Rodolphe en se mettant de nouveau à écrire, je vais certainement lui demander dix francs; en ce temps-ci, les paradoxes sont aussi chers que les perdreaux. Et il écrivit une trentaine de lignes où on remarquait des balivernes sur les pianos, les poissons rouges, l'école du bon sens et le vin du Rhin, qui était appelé un vin de toilette.

– C'est très-joli, dit le critique; faites-moi donc l'amitié d'ajouter que le bagne est l'endroit du monde où on trouve le plus d'honnêtes gens.

– Tiens, pourquoi ça?

– Pour faire deux lignes. Bon, voilà qui est fait, dit le critique influent, en appelant son domestique pour qu'il portât son feuilleton à l'imprimerie.

– Et maintenant, dit Rodolphe, poussons-lui la botte! Et il articula gravement sa demande.

– Ah! Mon cher, dit le critique, je n'ai pas un sou ici. Lolotte me ruine en pommade, et tout à l'heure elle m'a dévalisé jusqu'à mon dernier as pour aller à Versailles, voir les Néréides et les monstres d'airain vomir des jets liquides.

– À Versailles! Ah çà! Mais, dit Rodolphe, c'est donc une épidémie?

– Mais pourquoi avez-vous besoin d'argent?

– Voilà le poëme, reprit Rodolphe. J'ai ce soir, à cinq heures, rendez-vous avec une femme du monde, une personne distinguée, qui ne sort qu'en omnibus. Je voudrais unir ma destinée à la sienne pour quelques jours, et il me paraît décent de lui faire goûter les douceurs de la vie. Dîner, bal, promenades, etc, etc: il me faut absolument cinq francs; si je ne les trouve pas, la littérature française est déshonorée dans ma personne.

– Pourquoi n'emprunteriez-vous pas cette somme à cette dame même? s'écria le critique.

– La première fois, ce n'est guère possible. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de là.

– Par toutes les momies d'Égypte, je vous jure ma grande parole d'honneur qu'il n'y a pas de quoi acheter une pipe d'un sou ou une virginité. Cependant, j'ai là quelques bouquins que vous pourriez aller laver.

– Aujourd'hui, dimanche, impossible; la mère Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques sont fermées. Qu'est-ce que c'est que vos bouquins? Des volumes de poésie, avec le portrait de l'auteur en lunettes? Mais ça ne s'achète pas, ces choses-là.

– À moins qu'on n'y soit condamné par la cour d'assises, dit le critique. Attendez donc, voilà encore des romances et des billets de concert. En vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-être en faire de la monnaie.

– J'aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.

– Allons! dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le plâtre de M. Odilon Barrot; ma parole d'honneur, c'est le denier de la veuve.

– Je vois que vous y mettez de la bonne volonté, dit Rodolphe. J'emporte les trésors; mais si j'en tire trente sous, je considérerai cela comme le treizième travail d'Hercule.

Après avoir fait environ quatre lieues, Rodolphe, à l'aide d'une éloquence dont il avait le secret dans les grandes occasions, parvint à se faire prêter deux francs par sa blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poésies, des romances et du portrait de M. Barrot.

– Allons, dit-il en repassant les ponts, voilà la sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j'allais chez mon oncle.