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– Oui, dit Marcel, il y a à vingt pas d'ici un excellent restaurant; il est un peu cher, mais comme il est notre voisin, la course sera moins longue, et nous nous rattraperons sur le gain de temps.

– Nous irons aujourd'hui, dit Rodolphe; mais demain ou après, nous aviserons à adopter une mesure encore plus économique… Au lieu d'aller au restaurant, nous prendrons une cuisinière.

– Non, non, interrompit Marcel, nous prendrons plutôt un domestique qui sera en même temps notre cuisinier. Vois un peu les immenses avantages qui en résulteront. D'abord, notre ménage sera toujours fait: il cirera nos bottes, il lavera mes pinceaux, il fera nos commissions; je tâcherai même de lui inculquer le goût des beaux-arts, et j'en ferai mon rapin. De cette façon, à nous deux nous économiserons au moins six heures par jour en soins et en occupations qui seraient d'autant nuisibles à notre travail.

– Ah! fit Rodolphe, j'ai une autre idée, moi… mais allons dîner.

Cinq minutes après, les deux amis étaient installés dans un des cabinets du restaurant voisin, et continuaient à deviser d'économie.

– Voici quelle est mon idée: si, au lieu de prendre un domestique, nous prenions une maîtresse? Hasarda Rodolphe.

– Une maîtresse pour deux! fit Marcel avec effroi, ce serait l'avarice portée jusqu'à la prodigalité, et nous dépenserions nos économies à acheter des couteaux pour nous égorger l'un l'autre. Je préfère le domestique; d'abord, cela donne de la considération.

– En effet, dit Rodolphe, nous nous procurerons un garçon intelligent; et s'il a quelque teinture d'orthographe, je lui apprendrai à rédiger.

Ça lui sera une ressource pour ses vieux jours, dit Marcel en additionnant la carte qui se montait à quinze francs. Tiens, c'est assez cher. Habituellement, nous dînions pour trente sous à nous deux.

– Oui, reprit Rodolphe, mais nous dînions mal, et nous étions obligés de souper le soir. À tout prendre, c'est donc une économie.

– Tu es comme le plus fort, murmura l'artiste vaincu par ce raisonnement, tu as toujours raison. Est-ce que nous travaillons ce soir?

– Ma foi, non. Moi, je vais aller voir mon oncle, dit Rodolphe; c'est un brave homme, je lui apprendrai ma nouvelle position, et il me donnera de bons conseils. Et toi, où vas-tu, Marcel?

– Moi, je vais aller chez le vieux Médicis pour lui demander s'il n'a pas de restaurations de tableaux à me confier. À propos, donne-moi donc cinq francs.

– Pourquoi faire?

– Pour passer le pont des Arts.

– Ah! Ceci est une dépense inutile, et, quoique peu considérable, elle s'éloigne de notre principe.

– J'ai tort, en effet, dit Marcel, je passerai par le pont neuf… mais je prendrai un cabriolet.

Et les deux amis se quittèrent en prenant chacun un chemin différent, qui, par un singulier hasard, les conduisit tous deux au même endroit, où ils se retrouvèrent.

– Tiens, tu n'as donc pas trouvé ton oncle? demanda Marcel.

– Tu n'as donc point vu Médicis? demanda Rodolphe. Et ils éclatèrent de rire.

Cependant ils rentrèrent chez eux de très-bonne heure… le lendemain.

Deux jours après, Rodolphe et Marcel étaient complétement métamorphosés. Habillés tous deux comme des mariés de première classe, ils étaient si beaux, si reluisants, si élégants, que, lorsqu'ils se rencontraient dans la rue, ils hésitaient à se reconnaître l'un l'autre.

Leur système d'économie était, du reste, en pleine vigueur, mais l'organisation du travail avait bien de la peine à se réaliser. Ils avaient pris un domestique. C'était un grand garçon de trente-quatre ans, d'origine suisse, et d'une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il n'était pas né pour être domestique; et si un de ses maîtres lui confiait quelque paquet un peu apparent à porter, Baptiste rougissait avec indignation, et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des qualités; ainsi, quand on lui donnait un lièvre, il en faisait un civet au besoin. En outre, comme il avait été distillateur avant d'être valet, il avait conservé un grand amour pour son art, et dérobait une grande partie du temps qu'il devait à ses maîtres à chercher la composition d'un nouveau vulnéraire supérieur, auquel il voulait donner son nom; il réussissait aussi dans le brou de noix. Mais où Baptiste n'avait pas de rival, c'était dans l'art de fumer les cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.

Un jour Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de pharaon, pour son tableau du Passage de la mer Rouge. À cette proposition, Baptiste répondit par un refus absolu et demanda son compte.

– C'est bien, dit Marcel, je vous le réglerai ce soir, votre compte.

Quand Rodolphe rentra, son ami lui déclara qu'il fallait renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument à rien, dit-il.

– Il est vrai, répondit Marcel; c'est un objet d'art vivant.

– Il est bête à faire cuire.

– Il est paresseux.

– Il faut le renvoyer.

– Renvoyons-le.

– Cependant il a bien quelques qualités. Il fait très-bien le civet.

– Et le brou de noix, donc. Il est le Raphaël du brou de noix.

– Oui; mais il n'est bon qu'à cela, et cela ne peut nous suffire. Nous perdons tout notre temps en discussions avec lui.

– Il nous empêche de travailler.

– Il est cause que je ne pourrai pas avoir achevé mon Passage de la mer Rouge pour le salon. Il a refusé de poser pour pharaon.

– Grâce à lui, je n'ai point pu achever le travail qu'on m'avait demandé. Il n'a pas voulu aller à la bibliothèque chercher les notes dont j'avais besoin.

– Il nous ruine.

– Décidément, nous ne pouvons pas le garder.

– Renvoyons-le… mais alors il faudra le payer.

– Nous le payerons, mais qu'il parte! Donne-moi de l'argent, que je fasse son compte.

– Comment, de l'argent! Mais ce n'est pas moi qui tiens la caisse, c'est toi.

– Du tout, c'est toi. Tu t'es chargé de l'intendance générale, dit Rodolphe.

– Mais je t'assure que je n'ai pas d'argent! Exclama Marcel.

– Est-ce qu'il n'y en aurait déjà plus? C'est impossible! On ne peut pas dépenser 500 fr en huit jours, surtout quand on vit, comme nous l'avons fait, avec l'économie la plus absolue, et qu'on se borne au strict nécessaire. (C'est au strict superflu qu'il aurait dû dire.) il faut vérifier les comptes, reprit Rodolphe; nous retrouverons l'erreur.

– Oui, dit Marcel; mais nous ne retrouverons pas l'argent. C'est égal, consultons les livres de dépense.

Voici le spécimen de cette comptabilité, qui avait été commencée sous les auspices de la sainte économie:

– De 19 mars. En recette, 500 fr. En dépense: une pipe turque, 25 fr; dîner, 15 fr; dépenses diverses, 40 fr.

– Qu'est-ce que c'est que ces dépenses-là? dit Rodolphe à Marcel qui lisait.

– Tu sais bien, répondit celui-ci, c'est le soir où nous ne sommes rentrés chez nous que le matin. Du reste, cela nous a économisé du bois et de la bougie.

– Après? Continue.

– Du 20 mars. Déjeuner, 1 fr 50 c; tabac, 20 c; dîner, 2 fr; un lorgnon, 2 fr 50 c. Oh! dit Marcel, c'est pour ton compte le lorgnon! Qu'avais-tu besoin d'un lorgnon? Tu y vois parfaitement…

– Tu sais bien que j'avais à faire un compte rendu du salon dans l'Écharpe d'Iris; il est impossible de faire de la critique de peinture sans lorgnon; c'était une dépense légitime. Après?…

– Une canne en jonc…

– Ah! ça, c'est pour ton compte, fit Rodolphe, tu n'avais pas besoin de canne.

– C'est tout ce qu'on a dépensé le 20, fit Marcel sans répondre. Le 21, nous avons déjeuné en ville, et dîné aussi, et soupé aussi.

– Nous n'avons pas dû dépenser beaucoup ce jour-là?

– En effet, fort peu… à peine 30 fr.

– Mais à quoi donc, alors?

– Je ne sais plus, dit Marcel; mais c'est marqué sous la rubrique dépenses diverses.

– Un titre vague et perfide! interrompit Rodolphe.