Et, prenant son hôte par le bras, il l’entraîna dans une salle où des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.

– Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.

Il força son hôte à prendre place dans une chaise d’ivoire et s’assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard sombre et dit:

– Il faut les brûler tous.

– Ô doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des malades sont parfois amusants. D’ailleurs, s’il fallait détruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne stupidité.

Paphnuce poursuivait sa pensée:

– Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s’est révélé aux hommes par des miracles. Et il s’est fait chair et il a habité parmi nous.

Nicias répondit:

– Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu’il s’est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se promène dans la nature comme l’antique Ulysse sur la mer glauque, est tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter, quand les marmots d’Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà plus à l’ancien? Mais laissons cela. Tu n’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher condisciple?

– Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Me prêter une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et en souvenir de notre ancienne amitié.

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes, bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mine étrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé:

– Ô Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

– Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sage n’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conforme aux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pour un honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de son dessein.

– Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du théâtre?

– Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j’ai composé à sa louange trois livres d’élégies fidèlement imitées de ces chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas! Gallus chantait, en un siècle d’or, sous les regards des muses ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j’ai tracé avec un roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits en cette époque et dans cette contrée sont voués à l’oubli. Certes, la beauté est ce qu’il y a de plus puissant au monde et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j’admire, bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.

Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec horreur, ne concevant pas qu’un homme pût avouer si tranquillement un tel péché. Il s’attendait à voir la terre s’ouvrir et Nicias s’abîmer dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l’Alexandrin silencieux, le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s’étant levé, reprit d’une voix grave:

– Sache donc, ô Nicias! qu’avec l’aide de Dieu j’arracherai cette Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à Jésus-Christ. Si l’Esprit saint ne m’abandonne, Thaïs quittera aujourd’hui cette ville pour entrer dans un monastère.

– Crains d’offenser Vénus, répondit Nicias; c’est une puissante déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre servante.

– Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton cœur, ô Nicias, et te tirer de l’abîme où tu es plongé!

Et il sortit. Mais Nicias l’accompagna sur le seuil, il lui posa la main sur l’épaule et lui répéta dans le creux de l’oreille:

– Crains d’offenser Vénus; sa vengeance est terrible.

Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est l’idée que son ami d’autrefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, c’était pécher plus détestablement qu’avec toute autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il avait toujours haï l’impureté, mais certes les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n’avait partagé d’un tel cœur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des anges.

Il n’en éprouvait que plus d’ardeur à tirer Thaïs du milieu des gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s’achevait à peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d’être moins indigne des grâces qu’il demandait au Seigneur. À la grande tristesse de son âme, il n’osait entrer dans aucune des églises de la ville, parce qu’il les savait profanées par les ariens, qui y avaient renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par l’empereur d’Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les chrétiens d’Alexandrie.