Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l’enfer et il les chassait en faisant le signe de la croix.

Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable qu’apporte le vent du désert, il s’en approcha, avec l’espoir que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n’y avait point de porte, il aperçut à l’intérieur une cruche, un tas d’oignons et un lit de feuilles sèches.

– Voilà, se dit-il, le mobilier d’un ascète. Communément les ermites s’éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l’exemple du saint solitaire Antoine qui, s’étant rendu auprès de l’ermite Paul, l’embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un corbeau un pain que mon hôte m’invitera honnêtement à rompre.

Tandis qu’il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la hutte, cherchant s’il ne découvrirait personne. Il n’avait pas fait cent pas, qu’il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce ne douta point que ce ne fût l’ermite. Il le salua par les paroles que les moines ont coutume d’échanger quand ils se rencontrent.

– Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le doux rafraîchissement du Paradis.

L’homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas entendre. Paphnuce s’imagina que ce silence était causé par un de ces ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les mains jointes, à côté de l’inconnu et resta ainsi en prières jusqu’au coucher du soleil. À ce moment, voyant que son compagnon n’avait pas bougé, il lui dit:

– Mon père, si tu es sorti de l’extase où je t’ai vu plongé, donne-moi ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.

L’autre lui répondit sans tourner la tête:

– Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce Seigneur Jésus-Christ.

– Quoi! s’écria Paphnuce. Les prophètes l’ont annoncé; des légions de martyrs ont confessé son nom; César lui-même l’a adoré et tantôt encore j’ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas?

– Mon ami, répondit l’autre, cela est possible. Ce serait même certain, s’il y avait quelque certitude au monde.

Paphnuce était surpris et contristé de l’incroyable ignorance de cet homme.

– Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œuvres ne te serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.

Le vieillard répliqua:

– Il est vain d’agir ou de s’abstenir; il est indifférent de vivre ou de mourir.

– Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l’éternité? Mais, dis-moi, n’habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon des anachorètes?

– Il paraît.

– Ne vis-tu pas nu et dénué de tout?

– Il paraît.

– Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté?

– Il paraît.

– N’as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde?

– J’ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le souci des hommes.

– Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l’es pas comme moi pour l’amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste! C’est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce monde, si tu n’espères pas gagner les biens éternels?

– Étranger, je ne me prive d’aucun bien, et je me flatte d’avoir trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu’à parler exactement, il n’y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n’est en soi honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni mauvais. C’est l’opinion qui donne les qualités aux choses comme le sel donne la saveur aux mets.

– Ainsi donc, selon toi, il n’y a pas de certitude. Tu nies la vérité que les idolâtres eux mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.

– Étranger, il est également vain d’injurier les chiens et les philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous sommes. Nous ne savons rien.

– Ô vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques? Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d’avec les ombres de la nuit?

– Mon ami, je suis sceptique en effet, et d’une secte qui me paraît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de l’aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m’est inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni pourquoi. Mon ami, tu m’entends bien mal. Au reste, il est indifférent d’être entendu d’une manière ou d’une autre.

– Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d’oignons dans le désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J’en supporte d’aussi grands et je pratique comme toi l’abstinence dans la solitude. Mais c’est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. Et c’est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue d’un grand bien. Il est insensé au contraire de s’exposer volontairement à d’inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je ne croyais pas, – pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée! – si je ne croyais pas à la vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix des prophètes, par l’exemple de son fils, par les actes des apôtres, par l’autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de l’âme, si j’étais, comme toi, plongé dans l’ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je m’efforcerais d’acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d’un peintre ingénieux. Ô le plus stupide des hommes, quelles sont donc tes raisons?