J'entre au Saxo vers vingt heures. Olive est là, au comptoir cette fois – elle commence à connaître suffisamment les hommes d'ici pour les supporter dans son dos. Elle boit un café et un verre d'eau, et lit Lolita. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui lisait aussi vite.

– Ça n'a rien à voir avec le film de Kubrick, dit-elle simplement.

Elle porte un pantalon de marin, en grosse toile bleue, un polo rouge en éponge, son petit chapeau de maçon et des chaussures de cuir noir. Elle est donc passée chez elle pour se changer.

– Je vais passer chez moi, dit-elle, pour me changer. Je suis assez nerveuse, j'ai besoin de faire quelque chose. Tu veux venir?

– Pourquoi pas? Si ça ne t'ennuie pas.

– Non, pas du tout. Mais tu verras, ce n'est pas très bien rangé.

Nous sommes sur le point de partir quand le juke-box diffuse une chanson qu'elle aime. Elle se met à danser près du comptoir, sous le regard ébahi de ceux des clients qui ne la connaissent pas. Comme la veille, elle s'enflamme aussitôt. En admiration béate devant elle, je me souviens d'un mot que j'ai trouvé un jour dans le dictionnaire, un mot qui m'avait intrigué, presque envoûté, qui m'a poussé à courir de tous côtés pendant des années (sur toute la surface de la terre, si j'avais pu), qui m'a donné du courage quand j'en voulais à l'humanité autant qu'à mon gros con de père ou quand je me réveillais boueux, enchevêtré dans les bras d'une petite dinde prétentieuse qui chassait mon chat du lit, le mot «Almée». Danseuse égyptienne lettrée, dit le dico.

Quand elle cesse de danser, elle revient vers moi en souriant, m'embrasse pour la première fois en public, longuement, langoureusement, et me serre la queue à pleine main, manifestement surexcitée. Ses joues sont bouillantes et ses lèvres glacées.

Elle habite un studio de vingt mètres carrés dans une rue voisine, au sixième étage sans ascenseur. Il se compose d'une pièce principale, d'une kitchenette et d'une sallé de bains. Si quelqu'un peut vivre là-dedans, un homard peut faire du poney: il n'y a pas un meuble, pas un appareil électroménager, pas l'ombre d'un produit alimentaire, pas une chaise, pas un lit, et pas un centimètre carré de sol visible. C'est un grand placard, un amoncellement de vêtements, de chapeaux, de chaussures, de livres et d'objets inutiles. Ce n'est pas sale, c'est encombré – comme on pourrait dire que le Sahara est… dégagé. Il semble impossible qu'elle puisse passer plus d'une demi-heure là-dedans – quant à y recevoir quelqu'un ou à y dormir, rions un bon coup.

– Pourtant je dors ici, souvent. Le mois dernier, je suis même restée enfermée pendant une semaine, sans sortir, en dormant tout le temps et en ne mangeant que du Nutella, sans me lever une fois du divan, sauf pour aller aux chiottes.

Le divan? Allons, il n'y a pas de divan ici, soyons raisonnable – ça se verrait. Elle déblaie une dizaine de robes, des livres, des photos, des sacs pleins de je ne sais quoi, et apparaît en effet un vieux récamier de cuir rouge.

– Assieds-toi, j'en ai pour deux minutes.

Pendant qu'elle enlève ses chaussures et son pantalon de marin (elle n'a pas de culotte), j'essaie de regarder autour de moi d'un œil froid et méthodique. Je respire profondément par le nez pour ne pas me laisser emporter dans ce tourbillon de foutoir. Plus de deux cents tenues différentes doivent être entassées dans la pièce principale. Une trentaine de robes font ployer un portant (des robes de toutes les époques, des robes de bal, de petite fille, d'ouvrière, de chanteuse yéyé, de princesse, de danseuse, de paysanne, de pute, de vedette du music-hall, de secrétaire de direction), cinq vieilles et grosses valises de cuir râpé débordent d'autres robes, de jupes, de pantalons, de chemisiers, de tee-shirts, de pulls, plusieurs grands sacs de chez Tati ou Yves Saint Laurent déversent des dizaines et des dizaines d'autres affaires sur le sol, des fripes ou des vêtements de marque, de toutes les couleurs et de toutes les matières, l'un d'eux est rempli de culottes, de soutiens-gorge, de collants, de bas, de porte-jarretelles, de dentelle, de Lycra, de coton, de satin, de soie, de synthétique, d'éponge même, des culottes d'adolescente ou de grand-mère, des soutiens-gorge de sportive ou de femme de notaire, et des tas de choses froissées traînent un peu partout ailleurs. Un grand carton est rempli à ras bord de chaussures en tout genre, usées ou neuves, peut-être cinquante paires. Un autre contient une bonne vingtaine de sacs à main, petits ou grands, chics ou pratiques, rutilants ou défraîchis. Je compte une quinzaine de chapeaux de toutes formes éparpillés dans la pièce. D'innombrables livres sont empilés le long des murs, d'autres ont été laissés n'importe où par terre – je vois Céline, Maupassant, Steinbeck, Mishima, Bukowski, Guy des Cars, Sterne, Voltaire, Stephen King, Topor, Duras, Kafka, San Antonio, Albertine disparue, Demande à la poussière, Manon Lescaut, Baise-moi, La Reine des pommes, American Psycho, des guides pratiques de bricolage ou de chasse, des manuels d'histoire ou de grammaire, des biographies de n'importe qui, des pièces de théâtre, des ouvrages de psychanalyse ou des récits de voyage. Il y a également de nombreuses photos éparpillées, quelques paysages, des immeubles, des rues, des monuments, des foules et des natures mortes, mais la plupart représentent Olive, nue sur certaines. Elles me mettent mal à l'aise. S'apercevant que je les ai vues, et probablement qu'elles me remuent, elle me dit:

– Personne ne vient jamais ici.

Quelques-unes des photographies retiennent plus particulièrement mon attention. Sur l'une d'elles, Olive est debout, entièrement nue, entourée de sept ou huit pompiers en uniforme qui sourient d'un air à la fois fier et malsain. Elle sourit aussi. Sur une deuxième, elle est devant un avion de chasse. Deux pilotes sont en train de la déshabiller: l'un déboutonne son chemisier, l'autre baisse sa culotte. Ils rient tous les trois. La dernière qui me trouble est prise en plus gros plan. Olive a la tête posée sur un torse poilu. Elle paraît triste. Sous la photo, quelqu'un a écrit: «Je ne suis pas le genre d'homme à qui l'on donne son amour pour le reprendre ensuite.» Pauvre nouille.

Je ne connais pas encore celles que Bruno a prises d'elle depuis quatre ans, dans toutes les positions imaginables. Celles-ci, les premières que je vois, insinuent en moi un sentiment amer, comme si la vie, qui peut être nauséabonde, m'injectait en ce moment de la bile dans les veines – un sentiment de colère, de douleur et d'impuissance mêlées. Olive est un joli jouet dont ces hommes profitent, dont ils se sentent le droit de disposer sans gêne et sans scrupules. Le corps d'Olive est à eux, puisqu'elle est une femme, puisqu'elle est belle, puisqu'elle ne proteste pas, le corps d'Olive est un objet sans âme (ils semblent y croire), pas plus important ni respectable qu'une poupée gonflable avec laquelle on s'amuse entre beaufs. Quelle aubaine, une gonzesse qui se laisse faire. On n'a qu'à la mettre à poil, les mecs, on va bien se marrer. Putain, quand on va raconter ça aux autres.

Je la connais à peine, mais je sais, je devine à son regard de fillette qu'on fait poser en robe du dimanche que même si elle paraît se prêter de bonne grâce à leur jeu, même si elle sourit, elle les hait. Tous. Elle se sent avec eux au fond d'un marécage, entraînée dans la vase, elle ne se débat pas et pour cela elle se déteste, elle aussi. Elle est trop fine et sensible pour ne pas se rendre compte que ces braves messieurs aux mines réjouies se servent d'elle comme d'une photo de magazine de cul sur laquelle on se branle en prenant bien soin de répandre son foutre sur la gueule de la salope. Ces braves messieurs ordinaires, Dans son cœur, elle doit haïr tous les hommes de la terre.

Elle ramasse une à une toutes ces images d'elle, calme mais honteuse, et les range sous une pile de lettres, de factures et de dessins.