– Ce coup-ci, c'est bon.

Si Andrée avait un chapeau, elle le lancerait en l'air. Elle est heureuse et soulagée, son homme s'est rattrapé, et avec la manière! Elle en était sûre. Je l'imagine recouvrant son visage avec le bas de sa blouse, comme font les footballeurs, et se mettant à courir en rond dans la pièce en faisant l'avion avec les bras. Le redoutable Anesthésior pique encore une fois de l'autre côté de la gencive, pour assurer. Je suis coriace mais je vais tomber dans les pommes d'une seconde à l'autre, car ça fait mal.

Après une attente interminable («Faut le temps que ça prenne») durant laquelle nous restons tous les trois à nous observer en chiens de faïence (ou plutôt: eux en pittbulls, moi en cocker de faïence), on peut enfin attaquer. Eux, surtout.

– Coton, Andrée.

Elle gicle sur le côté vers un meuble de rangement, sort quelques petits rouleaux de coton d'un tiroir avec la précision et la rapidité d'un caméléon qui attrape un insecte avec la langue, fuse en retour vers le dentiste et les lui tend comme des objets sacrés. Il m'en farcit la bouche, m'en coince partout, entre la gencive et la joue, entre la langue et la gencive, et vas-y, bourre-moi, tant que ça rentre faut pas avoir peur d'en mettre. Ça y est, ouf, c'est plein. Je dois ressembler à Marlon Brando en malade.

Andrée me dévisage comme si je coïncidais enfin avec l'idée qu'elle se fait d'un bon patient: allongé la tête en bas, quasiment ligoté, paralysé de la bouche et gavé de coton mouillé, soumis, ridiculisé, disponible. Ce vieux sac à fiel a même le culot de sourire et de croiser les bras, prêt à assister au spectacle sanglant qu'il affectionne. Si j'osais, je lui cracherais dessus. Mais je n'ose pas car ils me le feraient payer cher. Et de toute façon, je la bombarderais de rouleaux de coton, ce serait piteux.

À partir de là, je n'éprouve plus aucune douleur mais j'entends, et je sens. Le forcené en blouse se met à massacrer ma dent par tous les moyens possibles, il change d'arme sans arrêt, des trucs qui poncent, des trucs qui creusent, des trucs qui pulvérisent, des trucs qui soufflent, il me détruit l’émail avec rage, me charcute la pulpe, me découpe les nerfs, me taillade la gencive, il m'écartèle les mâchoires pour s'ouvrir la voie vers le cratère. Il est penché sur moi, son nez touche presque le mien, il a mangé de la choucroute à midi (en plein été…), il fronce les sourcils et serre les dents, deux belles rangées de dents blanches et régulières. De temps en temps, à l'aide d'une pédale, il modifie l'inclinaison du siège, il fait de moi ce qu'il veut. Je lève les yeux vers la grosse lampe pour ne pas plonger mon regard dans le sien, je cherche la fuite dans la lumière vive. (La lumière c'est l'espoir – mais c'est aussi la mort: tout ceux qui ont failli y passer et sont revenus in extremis parmi les vivants racontent qu'ils approchaient d'un grand disque lumineux…) Les vibrations que provoquent ses engins hystériques en démolissant ma dent résonnent dans tout mon corps. Je tremble. Des flots de salive et de sang coulent dans ma bouche, les roulettes et foreuses les font gicler et projettent quelques gouttes sur le visage crispé de mon ennemi. Il ne s'en trouble pas et continue à me détruire, implacable. Une odeur insoutenable se dégage de ma pauvre cavité buccale livrée à sa fureur dévastatrice: ça pue le brûlé, ça pue l'antiseptique altéré, ça pue la maladie, et surtout ça pue la pourriture. Postée debout près de mon oreille droite (si je n'avais pas déjà les narines bien prises, je sentirais probablement les relents fétides de sa vieille chatte de cuir), la répugnante Andrée passe à son héros les instruments qu'il réclame avec un plaisir manifeste, à peine dissimulé sous un masque grotesque de concentration, d'impassibilité professionnelle. Lorsqu'elle lui tend la pince – le tumulte cesse, le sang et la salive baignent ma langue, stagnent dans ma bouche -, je ferme les yeux.

J'entends d'horribles craquements. Les nerfs qu'on arrache, la gencive qu'on déchiquète. Je le sens entre mes lèvres grandes ouvertes: il tourne, comme pour sortir un gros clou d'un mur. Mais avec les grincements, le couinement déchirant des ligaments et les ondes qui se répercutent dans tout mon corps, j'ai plutôt l'impression qu'il essaie de me séparer le mollet de la cuisse en faisant jouer la rotule jusqu'à ce qu'elle cède. Dès qu'il me relâchera, je lui mettrai une claque.

CRAC.

Sale type. Vicieux.

Bravo, doc.

– Et voilà. Qu'elle repose en paix.

– Erchi.

Je me rhabille mentalement, me rince trois ou quatre fois la bouche avec un liquide rosâtre, crache du sang qui charrie quelques morceaux de moi, les derniers restes terrestres de ma molaire, j'empoche une ordonnance d'antibiotiques et d'antalgiques («Vous risquez de souffrir un peu, dans les jours qui viennent»), signe un chèque en vitesse et sors en évitant de croiser le regard possédé de la harpie ricanante, je ne veux plus jamais revoir ces malades.

Sur le trottoir, en passant ma grosse langue engourdie dans le trou lisse et sanguinolent de ma gencive inférieure gauche, une pensée accablante me traverse l'esprit. Je ne viens pas seulement de passer un mauvais moment que j'aurai oublié dans quelques jours. Ce n'est pas comme si j'avais pris dix coups de pied dans le ventre, disons. Ce trou restera béant jusqu'à ma mort. Rien à voir avec une quelconque préoccupation esthétique, je m'en fous. Mais cette dent que le dentiste a jetée dans sa poubelle, dont j'ai craché moi-même les derniers débris, je ne la retrouverai jamais. On peut souvent oublier, voire revenir à l'état dans lequel on se trouvait avant tel ou tel acte, tel ou tel épisode de notre vie. Si on se coupe les cheveux et que c'est raté, on peut patienter jusqu'à ce que ça repousse. Si on ne mange pas pendant une semaine, on peut espérer gagner de l'argent plus tard pour se goinfrer. Si quelqu'un nous quitte, on peut chercher ou attendre quelqu'un d'autre. Même si un ami meurt, on peut supposer – tristement, c'est vrai – qu'on l'aura oublié dans trente ans. Mais la perte apparemment dérisoire de cette molaire est définitive. Et j'y penserai jusqu'à la fin, à chaque fois que je passerai ma langue dans ce trou. Il vient de m'arriver quelque chose d'irréversible: j'ai fait un pas, bien malgré moi, et je sais qu'il m'est impossible de revenir en arrière. Pour la première fois je crois, je prends réellement conscience de ma mort prochaine. Une dent de moins.

Je veux revoir Olive, vite. Malheureusement, ce qui caractérise les calamités, c'est leur capacité à poursuivre leur action néfaste même après qu'on a réussi à leur échapper. Je suis dans la rue, j'ai fui le dentiste et son assistante perverse mais ils m'ont jeté un sort et continuent à me persécuter à distance: pendant au moins trois heures, je vais avoir la moitié de la mâchoire et des lèvres paralysée, et donc l'air d'un demeuré.

J'ai senti ce matin que plus rien ne me séparait d'Olive, que je pouvais me comporter avec elle comme avec moi-même (ça, j'ai l'habitude, j'ai toujours été entièrement seul). C'est sans doute naïf et prématuré, mais c'est vrai. Dans l'absolu, je pourrais donc aller lui montrer ma tête de vache folle, l'embrasser avec ma bouche empotée, lui murmurer des mots d'amour en compote. Mais de toute manière, je ne sais pas où elle est. (Elle est chez elle, elle dort, puis elle lit, elle téléphone à un ancien client mateur qui lui propose un rôle dans un «vrai film» qu'il va mettre en scène et l'invite à dîner ce soir «pour en parler», puis elle écoute une cassette qu'a enregistrée Bruno – qui sent probablement qu'elle commence à se détacher de lui – pour lui expliquer combien il tient à elle.) Elle est peut-être au Saxo, mais si elle n'y est pas je vais imaginer tout un tas de trucs. Je préfère attendre dehors.

Je passe l'après-midi à marcher jusqu'à Pigalle, puis jusqu'à la place des Ternes. Coincé de la bouche, je n'entre dans aucun bistrot, par crainte de ne pas me faire comprendre du serveur ou de baver la moitié de ma bière sur la table à la manière des faibles, j'évite même de fumer dans les rues trop passantes – on penserait que c'est la première cigarette de ma vie. Lorsque la paralysie s'estompe, je m'achète un sandwich poulet-mayo-crudités dans une boulangerie de l'avenue de Courcelles. Je m'en fous partout. Quand je croise quelqu'un sur le trottoir, les lèvres et le menton dégoulinants de mayonnaise, de tomates et d'œufs que je n'arrive pas à contrôler et à guider vers l'intérieur, je fais semblant de m'intéresser au mur que je suis en train de longer. C'est une excellente technique, que j'emploie même lorsque ma bouche fonctionne à merveille (car toujours j'ai honte qu'on me voie manger). Si l’on détourne la tête, on a l'impression, fausse mais réelle, que l'autre ne nous regarde pas. C'est ce que font les enfants qui, pour se cacher, se contentent de plaquer leurs mains sur leurs yeux, égocentriquement persuadés que personne ne peut les voir. C'est absurde mais rassurant. Et n'est-ce pas ce qui compte, d'être rassuré?