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Anita se synchronisa à ses côtés.

Ouais, pensa-t-il en marchant à pas vif au ras de l'écume, dont la mousse laissée sur la plage semblait luire d'une fluorescence radioactive. Les types étaient de sacrés durs à cuire, et visiblement Mme Kristensen ne voulait pas lâcher le morceau…

– Qu'est-ce que vous comptez faire d'eux à Faro?

– Je vais confronter Alice et Koesler. Et demander à Travis de me dire tout ce qu'il sait sur Eva K.

– Vous avez une idée de l'endroit où elle planque?

Seul le rythme des vagues lui répondait, et il se dit que c'était la meilleure réponse, en définitive.

Eva Kristensen était là, quelque part, dans la nuit qui recouvrait l'Océan comme le plus parfait des camouflages.

Lorsqu'il ouvrit la portière, l'image de la mère d'Alice s'était durablement incrustée dans son esprit, bien qu'elle ne fût qu'une ombre, sans visage, une ombre qui se confondait avec la nuit.

Il essaya de la chasser de son écran intérieur en se raccordant à la silhouette qui se profilait derrière la glace passager. Il se pencha sur le côté pour actionner l'ouverture.

Anita prit place à ses côtés alors qu'il enfonçait la clé dans le Neiman. Il mit le moteur en route. Sans allumer les feux. Il passa son bras autour de l'appuie-tête pour se retourner vers la lunette. Il lui faudrait faire une marche arrière sur plus de deux cents mètres, sur cet étroit chemin de sable. Ensuite, d' après les indications de Travis, il lui faudrait remonter veri la piste qui menait au hangar.

Il allait passer la marche arrière lorsque leurs mains se touchèrent, par accident. Il venait de fouiller deux doigts dans une prise électrique. Leurs mains séparèrent vivement, comme animées de violentes forces répulsives.

Leurs yeux se croisèrent mais se quittèrent tout aussi rapidement.

Bon sang, se disait-il, mais quelle était donc cette sorte de vibration qui les faisait ainsi frémir à l'unisson?

Sa main lui semblait moulée dans le levier de vitesse. Son ventre était rempli d'une braise ardente. Ses pieds ne pouvaient plus bouger. Sa nuque non plus. Sa colonne vertébrale devenait plus rigide qu'une barre d'acier trempé. Ses yeux ne pouvaient, ne voulaient quitter le décor immuable et en constante transformation de la mer et du sable, des arbres oscillant dans le vent et des nuages qui couraient sur la coupole noire comme des chevaux masquant les étoiles.

Il pouvait entendre le rythme des vagues et le souffle ténu et régulier d'Anita à ses côtés.

Il fallait qu'il bouge, qu'il réagisse, impérativement, et tout de suite.

Ce fut Anita qui bougea. Sa main vint recouvrir la sienne sur le levier de vitesse.

Hugo sentit son cœur accélérer nettement le mouvement, plus sûrement qu'avec la meilleure amphétamine du monde.

Il avala durement la boule de billard qu'il avait coinçée dans la gorge.

– Je ne suis pas certain que cela soit raisonnable, dans la situation actuelle.

Il se demandait même comment il pouvait arriver à parler, nom de dieu.

– Qu'est-ce qui ne serait pas raisonnable?

Oh, putain, la voix était si proche, si étonnamment sensuelle. Il tourna doucement la tête sur le côté. Elle était déjà tout près. Beaucoup trop près.

Il comprit que c'était trop tard. Que rien ne pourrait plus arrêter la séquence qui se profilait à l'horizon des toutes prochaines secondes. Il eut un ultime réflexe de résistance.

– Écoutez… vous êtes flic et je suis… ça… ça ne va pas être possible, vous comprenez?

C'était incroyable la dose de désespoir authentique qui s'était révélée dans ces quelques mots. Il en fut lui-même abasourdi.

– Non… Je ne sais pas qui vous êtes, lui répondit-elle.

– Justement.

Jamais les yeux de la jeune femme n'avaient atteint cette intensité. Il sentit ses derniers composants de sécurité fondre, comme du silicium sous la flamme.

La main de la jeune femme effleurait à peine la sienne. C'était bien plus grave encore que si elle l'avait fermement empoignée.

– Vous ne savez pas ce que vous faites, reprit-il dans un souffle.

– Non, c'est vrai… Mais ça n'a aucune importance et c'est ce qui m'étonne…

Sa voix s'était matérialisée en un souffle chaud qui était venu percuter son visage comme un vent du désert. Un parfum de menthe. Une nuée d'émotions l'envahit. Un ultime composant claqua.

Lorsque leurs lèvres se touchèrent, son cœur franchit définitivement la limite de vitesse autorisée.

Des siècles plus tard, lorsqu'il reprit pleinement conscience, le visage ovale et les cheveux de cuivre emplissaient tout l'univers. Il prit le visage en coupe dans ses mains, et fondit à nouveau dans un monde humide, soyeux et incroyablement vivant.

Plus tard encore, il vit ce sourire redoutablement désarmant prendre possession de son visage.

– Vous comptez brûler de l'essence toute la nuit?

Il ne réagit même pas. Elle se pencha pour tourner la clé de contact et ses cheveux vinrent lui chatouiller le visage, dangereusement.

Le silence pilonna l'habitacle. Dans le même mouvement elle tournait le bouton du radio-cassette et un très vieux fado égrena sa complainte mélancolique.

Il essaya de reprendre pied. Il fallait qu'il revienne au réel, nom de dieu. Il était absolument impossible d'envisager une telle relation. Le visage sévère d'Ari Moskiewicz tournoya dans son esprit, comme l'image d'une sorte d'autorité paternelle, qui ne survécut même pas deux ou trois secondes.

Elle fondait déjà sur lui, plaquant ses lèvres contre les siennes.

Il s'abandonna définitivement, dans un nuage chaud et délicieusement envoûtant.

Cela ne dura qu'une poignée d'instants.

Un tonnerre d'explosions déchira ce doux univers.

Le pare-brise encadrait la plage et le hangar à l'autre bout. Ils sursautèrent et lui firent face tendus comme des câbles haute-tension. La porte du hangar était visiblement ouverte et partout des hommes couraient. Des flammes orange crépitaient dans la nuit. Il y avait une grosse voiture sur la piste qui menait à la route, tous feux éteints.

– Seigneur, souffla Anita en ouvrant sa portière, le 38 Magnum déjà bien en main.

Il se précipita à sa poursuite en lui hurlant de l'attendre.

Elle bondissait au bas de la dune, et il s'y jeta aussi.

Ils fonçaient déjà tous deux sur le sable mouillé. C'était le chaos là-bas.

Ils coururent côte à côte au ras de l'écume. Une seule pensée martelait son esprit. Putain, tu as laissé la Steyr-Aug et le fusil à pompe dans le sac de sport, tu as commis une foutue erreur, mec. Le 9 mm tournoyait autour de son poing, comme un faucon d'acier.

Dans sa course effrénée vers l'autre extrémité de la plage, il commença à se faire une idée plus nette de ce qui se passait. Ouelqu'un s'abritait derrière le hangar et tirait sur un groupe d'hommes qui se cachaient derrière la Datsun d'Anita. Il reconnut la silhouette de Travis qui évitait les balles et… «Oh, non!» hurla une voix à l'intérieur de lui-même. Deux hommes couraient plus haut sur la piste, vers cette voiture, protégés par les trois types qui vidaient des chargeurs entiers en direction du hangar. Un des deux hommes portait un petit fardeau hurlant et gesticulant sur son épaule. Ils avaient Alice.

Il sentit un immeuble entier s'affaisser au cœur de lui-même. Il faillit ne pas apercevoir les hommes se tourner vers eux, détectant leur course folle sur le sable. Il vit des flammes orange et des impacts exploser dans le sable, ou soulever des pics liquides dans les flots, autour d'eux. Des insectes foudroyants bourdonnaient à ses oreilles.

Il n'y prit même pas garde. Il se mit à vider son chargeur en pleine course, en hurlant. L'arme tressautait dans ses mains, comme un appendice vivant, et frénétique. Il vit un des hommes s'effondrer en arrière et réalisa qu'Anita aussi tirait vers le groupe d'hommes qui tentait de rejoindre les autres, vers la voiture. Il entr'aperçut également Travis qui ouvrait à nouveau le feu. Le troisième homme, touché, s'affaissa étrangement sur les fesses.