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Hugo ne broncha pas.

– Je suis un bon marin. Et je connais la Méditerranée et l'Atlantique sud par cœur. Je connais aussi parfaitement l'organisation des forces britanniques à Gibraltar, ou de la marine française, ou espagnole, voyez?

Il avait sorti ça avec un soupçon de fierté.

– Je me faisais payer très cher. J'ai fait pas loin d'une dizaine de voyages en deux ans… Plus une ou deux autres opérations…

Hugo tendit machinalement l'oreille.

– Excusez-moi, quel genre d'opérations? Une longue volute de fumée qui s'enroula jusqu'à la fenêtre.

Travis regarda Alice. Une gêne terrible se lisait dans ses yeux. Mais sa fille lui répondait de son seul sourire que tout cela n'avait pas d'importance, qu'elle se fichait qu'il fût contrebandier ou astronaute, criminel ou ministre, qu'il était là, qu'il était son père, et que seul cela comptait.

Hugo en ressentit une émotion subtile, et mélancolique.

L'homme fit de nouveau face à Hugo et à Pinto.

– J'ai aussi convoyé des armes.

Hugo se retint pour ne pas se tendre sur sa chaise.

– Deux fois… L'année dernière.

Hugo ne pouvait quitter Travis des yeux. L'homme perçut l'intensité de son regard. Il recracha une nouvelle bouffée.

– Sicile… et Croatie.

Putain… Hugo en était soufflé mais tentait de rester calme, de ne rien laisser paraître. Bon sang, aurait-il voulu s'écrier, vous ne connaîtriez pas un certain Ostropovic, à Zagreb, l'homme qui s'occupe d'une des principales filières clandestines? Mais il était hors de question qu'il dévoile la moindre information sur le Réseau. Il gardà donc le silence et contempla l'homme avec un sourire qu'il s'efforçait de retenir. Peut-être s'étaient-ils croisés à quelques jours près, sur ce morceau de plage croate où les «chalutiers» du Réseau avaient abordé? Les républiques en guerre s'approvisionnaient par de multiples filières, dont certainement la Mafia ou une de ses branches cousines. Travis avait été embauché par hasard comme skipper pour un convoyage clandestin, bravant l'embargo de l'UEO, lui aussi. Putain, se disait Hugo, l'homme serait une recrue de choix pour le Réseau. Et une vague d'excitation menaça de l'envahir. Bon dieu, un ancien de la Navy, rodé à la contrebande et à la stratégie navale…

L'homme ne le quittait pas des yeux. Hugo tenta de se maintenir calmement en état d'écoute. Il s'offrit un deuxième verre de bourbon.

– Bon, tout cet argent, plus ce que gagnait le Grec, un jour on a décidé qu'il nous servirait à faire un bateau… On a conçu la Manta, j'ai demandé quelques conseils à Pinto, en lui montant je ne sais quel bobard… excuse-moi, vieux…

Il releva son verre d'un air vraiment peiné.

– Mais pourquoi tout ce mystère, à la fin? s'écria Pinto. Pourquoi t'as fabriqué ce putain de bateau en secret?

L'homme recracha une nouvelle bouffée et réfléchit quelques instants.

– Notre but au Grec et à moi était… comment dire… En fait au départ on voulait juste se payer un voilier, puis on a eu l'idée d'en concevoir un, un peu spécial…

– Qu'est-ce qu'elle a de spécial, ta Manta? demanda Pinto en montrant du pouce le haut des mats qu'on apercevait de l'autre côté de la rambarde.

Travis eut un sourire maliéieux et étrangement obscur.

– Elle a plein de choses spéciales. On y a mis tout notre pognon, pratiquement.

Et ça, pensait Hugo, ça voulait dire un paquet de pognon.

– Bon… Au début ce qu'on pensait faire c'était faire du tourisme de luxe, un peu sportif, dans les eaux tropicales. On a affiné notre projet. On s'est dit que l'idée serait de faire un bateau polyvalent mais d'abord excellent sur mer, c'est la priorité, mais donc aussi capable de faire de la navigation fluviale dans toutes conditions. Avec une dérive amovible et des flotteurs rétractables pour remonter les fleuves… L'Amazone… Le Nil, le Mississippi… Ensuite avec le Grec on a mis au point notre projet de motorisation hydroélectrique, un projet qui m'avait été inspiré par les travaux d'un obscur ingénieur russe des années vingt et trente qui a fini en Sibérie… Mais ça aussi je vous le montrerai tout à l'heure. Ensuite, en fait, on gagnait tellement de fric avec le trafic qu'on s'est dit que ce genre de bateau s'avérerait parfait pour les transports clandestins. Que si le tourisme de luxe ne marchait pas, on pourrait toujours se rabattre sur notre spécialité et c'est pour ça qu'on n'en a parlé à personne.

L'homme eut un petit rire.

– Bon, puis au fil des mois, alors que le bateau se faisait lentement aux chantiers navals, j'ai réalisé qu'il s'avérerait parfait pour autre chose en fait, ce qui a renforcé le secret et les méthodes de sécurité qu'on employait, le Grec et moi…

Le ton de sa voix indiquait qu'il réalisait qu'aucun système de sécurité n'était parfait. Ses yeux se voilèrent de tristesse à nouveau, à l'évocation du dealer assassiné.

Il avala une longue rasade de bourbon et poussa un râle en reposant son verre. Il scruta Hugo, puis Pinto, puis sa fille, puis Hugo à nouveau.

Hugo avala une gorgée d'alcool. Il attendait la suite avec un calme qui n'était qu'apparent.

L'homme tira sur sa pipe et prit une décision.

– L'année dernière, alors que la Manta s'achevait, j'ai commencé à planifier… comment dire…

Il plongea son regard dans celui d'Hugo.

– J'ai commencé à planifier son enlèvement, disons sa «récupération».

Il caressait à nouveau la tête d'Alice.

– Vous comprenez, il était hors de question qu'elle puisse rester avec sa mère et que celle-ci finisse par la pourrir…

Évidemment, pensait Hugo, dans ce type de conditions il n'aurait sans doute pas agi autrement.

– J'ai donc commencé à prévoir et organiser la chose… je savais qu'avec Eva Kristensen il fallait être prudent. J'ai décidé de disparaître quelques mois avant la réalisation effective du projet et de me fabriquer une nouvelle identité. Avec le Grec on a acheté ce bout de terrain et on a fait monter le hangar. C'était assez loin de l'Algarve pour qu'Eva ne le détecte pas tout de suite au cas où elle apprendrait quelque chose sur le bateau… On a testé la Manta deux ou trois fois, puis j'ai vendu ma maison à Albufeira et je me suis tiré…

– Où ça, ici dans le coin? Sous le nom de O'Connell?

– Non. Je me suis tiré en France, dans le Sud-Ouest. Puis je suis revenu en Espagne, dans les Asturies. J'ai pris mon matériel de peinture et j'ai peint sur les plages, en vivant dans mon van. Je vendais mes toiles mais sans trop me soucier du prix. J'avais un compte en banque bien fourni. Mon plan c'était de revenir vers avril-mai. Entretemps, l'année dernière, je me suis confectionné cette fausse identité «O'Connell» en passant de temps en temps dans le coin et en vendant mes toiles à deux-trois types, dont Jorge, le type de l'auberge. En mai, le Grec et moi on aurait pris le bateau et on serait montés jusqu'à Amsterdam. Là j'aurais récupéré Alice. Ensuite nous aurions filé vers le Brésil.

Hugo réfléchissait à toute vitesse, comme une cocotte-minute en surchauffe.

– Attendez, mais comment auriez-vous contacté Alice?

Travis ne répondit pas et mit lentement son verre de bourbon aux lèvres.

– Comment faisiez-vous pour communiquer avec Alice? insista Hugo.

Ça c'était un putain de mystère.

– Hmm… Je savais, bien sûr, qu'Eva lisait son courrier, mais je ne pouvais rien faire contre ça. Pendant la première année, je me suis contenté d'envoyer quelques cartes, où je donnais des numéros de boîtes postales pour me joindre. Alice me répondait, parfois par de grandes lettres. Ses messages étaient contrôlés par Eva, j'en suis sûr, ça se sentait à chaque phrase… ensuite le procès pour répudiation des droits paternels a commencé… Bon, un jour, Alice devait avoir 10-11 ans, j'ai dû monter jusqu'en Belgique, pour traiter une affaire et j'ai décidé de pousser jusqu'à Amsterdam, afin de revoir Alice. J'ai passé des jours entiers à l'observer… Puis j'ai dû redescendre. Deux mois plus tard j'étais de retour. Je suis resté deux bonnes semaines. À rôder autour de la maison, ou à la suivre sur son trajet de l'école, ou quand elle sortait au cinéma. J'ai fini par remarquer qu'une vieille femme se rendait régulièrement chez les Kristensen. En observant sa chambre avec des jumelles je me suis rendu compte qu'il s'agissait de sa prof de violon… J'ai suivi la vieille dame et un jour, alors qu'elle se promenait dans le Beatrix Park je l'ai abordée… Je lui ai juste demandé de faire parvenir quelques lettres à Alice, je lui ai raconté la vérité… Disons la partie nécessaire et suffisante de la vérité… En fait j' ai été surpris que la vieille accepte. Et elle a effectivement joué le jeu, a transmis des lettres, où je donnais ma véritable adresse et où j'essayais d'expliquer à Alice ce qui s'était passé.