Et je n'avais même pas dû réfléchir pour la trouver. Et je n'avais même pas dû la formuler pour la vivre. C'était une certitude acquise. Chaque matin, elle naissait avec moi:

«L'univers existe pour que j'existe.»

Mes parents, le communisme, les robes en coton, les contes des Mille et Une Nuits, les yaourts nature, le corps diplomatique, les ennemis, l'odeur de la cuisson des briques, l'angle droit, les patins à glace, Chou En-lai, l'orthographe et le boulevard de la Lai deur Habitable: aucune de ces énumérations n'était superflue, puisque toutes ces choses existaient en vue de mon existence.

Le monde entier aboutissait à moi.

La Chine péchait par excès de modestie. Empire du Milieu? Il suffisait d'entendre cet énoncé pour en comprendre les limites. La Chine serait le Milieu de la planète à condition de rester bien sagement à sa place.

Moi, je pouvais aller où je voulais: le centre de gravité du monde me suivait à la trace. La noblesse, c'est aussi admettre ce qui va de soi. Il ne fallait pas se cacher que le monde s'était préparé à nion existence depuis des milliards d'années.

La question de l'après-moi ne me préoccupait pas. Il faudrait sans doute quelques milliards d'années supplémentaires pour que les derniers exégètes aient fini de gloser mon cas. Mais cet aspect du problème avait si peu d'importance en regard de l'immédiateté vertigineuse de mes jours. Je laissais ces spéculations à mes glossateurs et aux glossateurs de mes glossateurs.

Ainsi, Wittgenstein était hors sujet.

Il avait commis une grave erreur: il avait écrit. Autant abdiquer tout de suite.

Aussi longtemps que les empereurs chinois n'écrivaient pas, la Chine était à l'apogée de son apogée. La décadence a commencé avec le premier écrit impérial.

Je n'écrivais pas, moi. Quand on a des ventilateurs géants à impressionner, quand on a un cheval à soûler de galop, quand on a une armée à éclairer, quand on a un rang à tenir et un ennemi à humilier, on redresse la tête et on n'écrit pas.

C'est pourtant là, au cœur de la Cité des Ventilateurs, que ma décadence a commencé.

Elle a débuté à l'instant où j'ai compris que le centre du monde, ce n'était pas moi.

Elle a débuté à l'instant où j'ai été émerveillée de découvrir qui était le centre du monde.

En été, j'allais toujours pieds nus. Les éclaireurs consciencieux ne devraient jamais porter de chaussures.

Ainsi, mes pas dans le ghetto faisaient aussi peu de bruit que le tai chi shuan, discipline interdite à l'époque et que quelques acharnés pratiquaient en cachette avec un silence terrifié.

Furtive et solennelle, je cherchais l'ennemi.

San Li Tun était un endroit si laid qu'il fallait une épopée ininterrompue pour être capable d'y survivre.

J'y survivais à merveille. L'épopée, c'était moi.

Une voiture inconnue s'arrêta devant le bâtiment d'à côté.

De nouveaux arrivants: de nouveaux étrangers à parquer au ghetto, pour qu'ils ne contaminent pas les Chinois.

La voiture contenait de grosses valises et quatre personnes, au nombre desquelles figurait le centre du monde.

Le centre du monde habitait à quarante mètres de chez moi.

Le centre du monde était de nationalité italienne et s'appelait Elena.

Elena devint le centre du monde dès que ses pieds touchèrent le sol bétonné de San Li Tun.

Son père était un petit Italien agité. Sa mère était une grande Indienne du Surinam, au regard aussi inquiétant que le Sentier Lumineux.

Elena avait six ans. Elle était belle comme un ange qui poserait pour une photo d'art.

Elle avait les yeux sombres, immenses et fixes, la peau couleur de sable mouillé.

Ses cheveux d'un noir de bakélite brillaient comme si on les avait cirés un à un et n'en finissaient pas de lui dévaler le dos et les fesses.

Son nez ravissant eût frappé Pascal d'amnésie.

Ses joues dessinaient un ovale céleste, mais rien qu'à voir la perfection de sa bouche, on comprenait combien elle était méchante.

Son corps résumait l'harmonie universelle, dense et délicat, lisse d'enfance, aux contours anormalement nets, comme si elle cherchait à se découper mieux que les autres sur l'écran du monde.

Décrire Elena renvoyait le Cantique des cantiques au rang des inventaires de boucherie.

En un seul regard, on sentait qu'aimer Elena serait à la souffrance ce que Grevisse est à la grammaire française: un classique conspué et indispensable.

Elle portait ce jour-là une robe de cinéma en broderie anglaise blanche. J'eusse péri de honte si j'avais dû revêtir une telle tenue. Mais Elena n'appartenait pas à notre système de valeurs et sa robe faisait d'elle un ange en fleur.

Elle sortit de la voiture et ne me vit pas.

A peu de chose près, ce fut sa politique pendant toute l'année que nous devions passer ensemble.

A l'exemple des mystifications dont elle s'est inspirée, la Chine a ses lois du genre.

Petite leçon de grammaire.

Il est correct de dire: «J'ai appris à lire en Bulgarie», ou: «J'ai rencontré Eulalie au Brésil.» Mais il serait fautif de dire; «J'ai appris à lire en Chine», ou: «J'ai rencontré Eulalie en Chine.» On dit: «C'est en Chine que j'ai appris à lire», ou: «C'est à Pékin que j'ai rencontré Eulalie.»

Rien n'est moins innocent que la syntaxe.

En l'occurrence, il va de soi que ce gallicisme ne peut pas introduire quelque chose d'anodin.

Ainsi, on ne peut pas dire: «C'est en 1974 que je me suis mouchée», ou: «C'est à Pékin que j'ai lacé mes souliers.» Ou alors, il faut au moins y ajouter: «pour la première fois», sinon, l'énoncé cloche.

Conséquence surprenante: si les récits chinois contiennent des actions si extraordinaires, c'est avant tout pour des raisons grammaticales.

Et quand la syntaxe effleure la mythologie, le sty-listicien est très content.

Et quand on a satisfait aux exigences du stylisti-cien, on peut se risquer à écrire ceci: «C'est en Chine que j'ai découvert la liberté.»

Exégèse de cette phrase scandaleuse: «C'est dans la Chine épouvantable de la Bande des Quatre que j'ai découvert la liberté.»

Exégèse de cette phrase absurde: «C'est dans le ghetto carcéral de San Li Tun que j'ai découvert la liberté.»

La seule excuse à une assertion aussi choquante, c'est qu'elle est vraie.

Dans cette Chine de cauchemar, les étrangers adultes étaient consternés. Ce qu'ils voyaient les révoltait, ce qu'ils ne voyaient pas les révoltait plus encore.

Leurs enfants, eux, étaient à la fête. Les souffrances du peuple chinois ne les préoccupaient pas.

Et être parqués dans un ghetto de béton avec des centaines d'enfants leur paraissait idyllique.

Pour moi encore plus que pour les autres, ce fut la découverte de la liberté. Je venais de passer de longues années au Japon. J'ai fait mes maternelles dans le système nippon – autant dire à l'armée. A la maison, les gouvernantes prenaient grand soin de moi.

A San Li Tun, personne ne veillait sur les enfants. Nous étions si nombreux et l'espace était si exigu que cela ne paraissait pas nécessaire. Et par une sorte de loi non écrite, dès leur arrivée à Pékin, les parents fichaient la paix à leur progéniture. Ils sortaient tous les soirs ensemble pour ne pas sombrer dans la dépression et nous laissaient entre nous. Avec la naïveté typique de leur âge, ils pensaient que nous étions fatigués et que nous nous couchions à neuf heures.

Chaque soir, nous déléguions un responsable qui surveillait les adultes et annonçait leur retour. C'était alors la débandade générale. Les enfants couraient rejoindre leurs geôles respectives, sautaient au lit tout habillés et faisaient semblant de dormir.

Car la guerre n'était jamais aussi belle que la nuit. Les cris de peur de l'ennemi résonnaient mieux dans l'obscurité, les embuscades y gagnaient en mystère et mon rôle d'éclaireur approfondissait son sens lumineux: sur mon cheval qui allait l'amble, je me sentais comme une torche vivante. Je n'étais pas Prométhée, j'étais le feu, je me dérobais moi-même et, au comble de l'exaltation, j'observais le parcours furtif de ma lueur sur les ténèbres immenses des murs chinois.