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Ouvrier de voirie, comme on sait, occupé ce jour-là pour ne pas changer à défoncer la chaussée, agrippé à son marteau-piqueur trépidant, Crab vit avec étonnement les passants s'arrêter et faire cercle autour de lui, et l'applaudir chaleureusement, et lui lancer des pièces, un public toujours plus nombreux, un triomphe. (Du coup: reprise du spectacle demain ici-même. Puis en tournée dans tout le pays.)

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On va encore l'accuser de cynisme, ou de négativisme, déplorer son mépris pour les valeurs de progrès, sa constante ironie qui voudrait nier l'effort constant de l'homme vers le mieux, mais Crab ralenti par l'âge, presque impotent, qui se séparerait plus facilement d'une jambe, la gauche ou la droite, n'importe, que de sa canne, et remonte le boulevard comme un marronnier en comptant dix pas entre chaque halte – des haltes qui durent -, Crab octogénaire s'exhibe sans souci du scandale avec des chaussures de sport scientifiquement conçues et profilées pour faire tomber dans la saison le record du 100 mètres.

Quelquefois ne tient plus, décroche, instinctivement se reçoit sur quatre pattes et, selon le cri qui monte en lui, Crab est un tigre qui sème l'effroi ou un cerf qui choisit la fuite. Dans le premier cas, nous nous dispersons rapidement et il reste seul au milieu de la rue. Dans le deuxième cas, il disparaît bientôt à nos regards et se retrouve seul en rase campagne. Mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est pour redevenir le petit bonhomme ventru que nous connaissons, qui ne tarde donc pas à voir se reformer autour de lui le cercle de ses persécuteurs.

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Crab s'en souviendra de cette traversée. Ah ce fut autre chose que l'enchantement promis par les récits de ceux qui prétendent avoir fait le voyage. Dès le départ, Crab éprouva une pénible sensation de froid qui ne devait plus le quitter. La lumière excessive l'aveuglait. Elle ne formait pas d'ombres et semblait sourdre de la glace sur laquelle, non sans frayeur, s'était aventuré Crab. Il glissa plusieurs fois, manquant se rompre les os, hésitant alors à s'engager plus avant.

Puis il franchit le pas, et ce fut terrible.

En fait de jardin paradisiaque, Crab découvrit un monde enseveli dans la grisaille, sans ciel et sans horizon, et le sol effondré se dérobait sous ses pieds. On lui avait vanté les chants des oiseaux, plus mélodieuses qu'ailleurs les musiques libres comme l'air, mais le brouillard étouffait tous les sons, et plus vraisemblablement n'y avait-il aucun oiseau dans cette lande sinistre et floue, nulle musique possible. L'air y était du reste à peine respirable, rare et vicié. Des rafales de sable écorchaient le visage et les mains nues de Crab. Puis le sable s'épaissit, s'alourdit, humide maintenant, vaseux, à travers lequel Crab devait se frayer un chemin comme dans un marécage, enlisé jusqu'au cou à chaque pas. Sa peau le brûlait de plus en plus. Du nitrate d'argent en poudre fme pénétrait sous ses paupières, dans ses narines, il en eut bientôt la bouche pleine, à étouffer, bien obligé d'avaler l'infecte bouillie pour ne pas suffoquer, qui lui laissa sur la langue un arrière-goût de tartre. Cet acide-alcool extrait de la lie du vin, utilisé en l'occurrence pour précipiter la solution de nitrate sur la surface de verre préalablement polie, et provoquant sans doute chez les premiers explorateurs une légère ivresse, peut-il expliquer leurs visions féériques et les récits extravagants qu'ils publièrent à leur retour?

A moins qu'ils ne se soient plus simplement moqués du monde. Crab est enclin à le penser – d'autant plus que, parvenu enfin au terme de son éprouvante traversée, de l'autre côté du miroir, il se heurta au mur de sa salle de bains, infranchissable celui-ci, et il dut rebrousser chemin, le corps endolori, l'arcade sourcilière ouverte, pas fâché de quitter ce sale entonnoir, un égout, on ne l'y reprendra plus.

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La méthode est simple, son efficacité garantie. Voici comment il procède. D'abord, indispensable, une visite rapide au zoo. Puis Crab s'arrache à la contemplation d'un couple de girafes. Il doit encore passer chez l'antiquaire. En chemin, il s'attarde un moment devant un magasin d'articles orthopédiques qui expose en vitrine des prothèses de bras et de jambes, conime de grosses poupées désarticulées par de grosses petites filles. Parmi les vieilleries de l'antiquaire, Crab choisit cette fois un bel encrier de cristal à facettes, un boulier grippé, une arbalète, un ange de plâtre auquel manque une aile, une pendule en bronze coiffée d'une jolie Diane qui tue le temps en prenant des bains. Crab examine attentivement tous ces objets, il les soupèse, s'informe de leur prix, fait mine de marchander, quitte finalement la boutique sans rien emporter. Le soir tombe. Crab s'arrête encore devant une vitrine de lingerie féminine, ou de farces et attrapes. De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n'y a vraiment aucune raison de s'ennuyer en dormant.

D'abord les membres et, parmi les membres, d'abord les bras, leurs muscles lentement fondent, lentement coulent à l'intérieur des mains qui enflent, puis se crispent sur la boule de leur sang, tandis que les jambes, même chose, mais les pieds au bout, le creux de ciel entre les omoplates disparaît, décrochées les ailes, la vieille carapace se reforme, Crab doit s'allonger, c'est maintenant le cou qui lâche, tête toute d'os, lourde sans pensée, qui roule à côté du corps, les yeux se sont fermés pour ne pas être aveuglés par la nuit, la bouche reste entrouverte, le souffle entre et sort – qu'il entre ou qu'il sorte! -, narines pincées comme deux doigts tiendraient un slip sale, odeurs de fauve qui surprennent venant de Crab, tant de férocité soudain, un voisin si gentil, toujours un mot aimable, recroquevillé pour l'heure, transi dans sa sueur froide, une nuit de sommeil pareille à toutes les autres et ses péripéties, ankylose du bras, crampe du mollet, trente-trois érections blanches – ne polluent pas -, puis le réveil par miracle, dans les douleurs de l'enfantement, revenir à soi, triste état, torticolis jusqu'aux reins, courbatures, démangeaisons, un œil de sable, un œil d'huile, la langue comme un pied dans la vase, le méat urinaire en coin, pourquoi ne pas dire torve, se dit bien d'un regard oblique et menaçant, la vessie pleine. Debout enfin – après chaque nuit de sommeil, Crab fourbu prend sa journée pour réparer ses forces.

Nous l'avions laissé chez lui, enfermé, reclus dans son pavillon, occupé à peindre des fresques préhistoriques sur ses murs, il a fini. Ce long travail d'apprentissage, de découverte de lui-même et du monde, de ses pouvoirs sur le monde, par le truchement de l'activité artistique, est maintenant achevé. Nous retrouvons Crab dans son petit jardin, homme mûr et averti désormais, il a planté son chevalet devant le pavillon, il peint cette maisonnette, son buisson d'hortensias bleus, son soleil rond.

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Crab ne range pas les livres de sa bibliothèque dans sa bibliothèque. Chez Crab, il y a des livres partout, hormis sur les rayons de sa bibliothèque. Chez Crab, vous ouvrez un tiroir, il y a un livre dedans. Dès que vous entrez chez Crab, vous glissez sur un livre. La baignoire de Crab est remplie de livres: un livre de plus et elle débordera, on imagine les dégâts. Il arrive aussi que Crab oublie d'éteindre le four, catastrophe, ou encore de baisser le feu sous la casserole – dans un cas comme dans l'autre le livre est perdu. Quand il en trouve le courage, Crab fait une grande lessive de tous ses livres, mais ce n'est guère fréquent, et l'on voit dans les quatre coins de chaque pièce de gros tas de livres sales peu ragoûtants. Par paresse, vraisemblablement, Crab préfère acheter un livre neuf plutôt que de blanchir le livre de la veille, en sorte que vous ne le verrez jamais deux jours de suite avec le même livre – souvent, il change plusieurs fois de livre dans une même journée, pure coquetterie, ou manière plutôt mesquine et tape-à-l'œil d'étaler sa richesse.