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Mais un soir tout fut terminé. Le manuscrit était haut comme une montagne. Crab dut se hisser jusqu'au sommet pour entreprendre enfin la deuxième partie de son travail; délicate celle-ci, moins en raison des risques de chute que de la nature même de l'œuvre à exécuter, un chef-d'œuvre, le livre final après lequel se taire, et le monde entrerait dans une ère de silence recueilli, car désormais que dire, ajouter quoi, l'homme emploierait le reste de ses jours à lire et relire ces pagés en hochant la tête.

Crab disposait là d'une matière fabuleuse puisque tous les livres passés et à venir s'y trouvaient fondus, et non seulement tous les livres, mais tous les quotidiens, lettres, listes, discours, conversations, modes d'emploi de machines encore à inventer, catalogues, rapports de gendarmerie, actes administratifs y figuraient, sans compter bien sûr les ouvrages inédits que sa méthode avait naturellement produits, un nombre incalculable de romans, d'épopées, de poèmes en vers libres ou rimés, de biographies vraies ou fausses, de journaux intimes scandaleux, d'évangiles contradictoires, d'encyclopédies, de traités aussi divers que multiples, scientifiques, historiques, économiques, politiques… Crab n'aurait eu qu'à détacher des fragments choisis de sa montagne pour se constituer une œuvre personnelle imposante, dont personne n'aurait pu lui contester la paternité.

Mais non, son projet était plus ambitieux encore. Il y avait beaucoup mieux à faire. Crab commença donc à raturer des phrases du manuscrit, des passages entiers insensés ou médiocres, ou déjà lus ailleurs, il coupa largement, jeta au feu des monceaux de pages indignes de lui, épargnant ici ou là un mot, une phrase, puis raturant encore, taillant là-dedans aux ciseaux, déchirant des liasses et des liasses de feuilles, pour finalement ne conserver que le meilleur du manuscrit original, une centaine de pages nécessaires, extraites éblouissantes de cette somme obscure, compacte, indéchiffrable de considérations banales et de délires enchaînés, absolument, c'est bien ainsi que Crab a écrit son livre – en fait, il ne croit pas que l'on puisse procéder autrement.

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Ce jour-là Crab fut pris au sérieux pour la première fois. D'habitude, il parvenait sans peine à tromper les services de surveillance. Son air idiot jouait pour lui. Et les soupçons des vigiles se portaient sur d'autres. Il quittait les lieux sans être inquiété, d'un pas tranquille – trop de hâte eût attiré l'attention; trop de désinvolture aussi, mais il se gardait bien de siffloter -, il passait devant les vigiles, ni vu ni connu, croisait des patrouilles nerveuses qui contrôlaient tout le monde sauf lui. Aux barrages, nul ne lui demandait rien, on lui faisait signe d'avancer, de circuler plus vite que ça, il s'exécutait, intérieurement ravi, doublant de longues files de voitures immobilisées dont les occupants subissaient d'interminables interrogatoires. Assurément, Crab aurait alors franchi une frontière à chaque pas sans difficulté. Mais il ne songeait pas à fuir, on ne le suspectait pas, il pouvait aller et venir, ne risquait rien.

Or ce jour-là, il se fit pincer. Il marchait dans la rue, vêtu de son long manteau, le visage empreint d'innocence et les bras ballants, comme à l'accoutumée, lorsque soudain il fut pris au sérieux, encerclé aussitôt et rapidement maîtrisé. Il n'opposa d'ailleurs aucune résistance et plus tard, devant ses juges, ne nia rien.

Maintenant Crab voudrait comprendre, pour le repos de son esprit, savoir au juste ce qui causa sa perte. Quelque chose lui aura échappé, mais quoi, un mot, un geste? Il se sera trahi, mais quand, comment? Qu'on lui dise par pitié quelle a été son erreur.

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Encore aujourd'hui, Crab ne peut évoquer sans trembler l'époque de sa réclusion. Parfois même ce souvenir le réveille la nuit. Il doit sortir à l'air libre pour retrouver son calme.

En ce temps-là, donc, l'espace lui était étroitement mesuré. Il y avait une limite qu'il ne pouvait franchir sous peine de mort, une mort atroce, par lente asphyxie. On a beaucoup de mal à se représenter ces choses-là aujourd'hui. Il faudrait les avoir vécues.

Horrible, cette sensation d'enfermement, insupportable. Crab se heurtait aux murs, aux vitres, comme un insecte, il tournait en rond à la recherche d'une issue improbable, d'un véritable souterrain, d'une galerie verticale, d'une échelle assez haute pour le sortir de là. Il se retrouvait bientôt à son point de départ. Alors tout espoir l'abandonnait. Il demeurait immobile des jours entiers, pourquoi bouger? Il était de toute façon pris au piège, cloué là.

Puis il se relevait, suffocant, la poitrine oppressée. Il arrachait son col. Hurlait. Il faisait peur à voir. Il recommençait à s'agiter, à se cogner aux murs. Il prenait d'autres trains, d'autres avions, d'autres bateaux, une fois de plus il parcourait en pure perte ce champ clos de 510 101 000 km2, environné de vide profond, une sale époque.

*

Alunir, amarsir, avénusir, ajupiterir, amercurir, asaturnir, ahuranusir, aneptunir, aplutonir – Crab occupe le seul poste de terminologue du Centre d'études aéronautiques et spatiales, c'est du travail. Il forge le vocabulaire de la conquête.

Personne ici ne souhaite voir s'instaurer un climat de compétition, qui n'apporterait rien de bon, et il ne saurait non plus être question de mesurer le mérite de chacun à la seule aune mesquine de l'efficacité, cependant les résultats sont là et il apparaît avec clarté que le travail de Crab progresse beaucoup plus rapidement que celui de ses collègues ingénieurs et astronautes. A dire vrai, Crab en a même tout à fait terminé – enluner, enmarser, envénuser, enjupiterer, enmercurer, ensaturner, ennuranuser, enneptuner, emplutonner: cette dernière liste clôt son indispensable lexique.

Mais hélas, les défaillances continuelles, l'indolence ou l'incompétence des collègues techniciens de Crab nous obligent à différer sans cesse le départ de cette très prometteuse expédition.

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La lame plonge dans sa gorge, remonte sous le menton, épouse prudemment les reliefs accidentés de la mâchoire, refuse un baiser des lèvres hypocrites, file sous le nez, entre dans la joue comme dans du beurre, facile, rencontre la pommette et la contourne, rapide, soulevant devant elle une vaguelette bleuâtre, écumeuse, mêlée de poils fins et courts, qui rejette en s'échouant la conque violacée d'une oreille défectueuse, puis la lame replonge dans la gorge de Crab et cette fois le sang sort de son trou, le héros blessé ramasse l'arme tombée à terre, il reprend sa pénible progression, les doigts de sa main gauche tirent sur la peau du visage pour la retendre et, malgré le sang qui coule le long de son cou, il trouve encore la force de s'engager sur ces méplats provisoires – la fragile passerelle supporte sa course aérienne, puis cède dès qu'il touche la rive opposée: il ne peut plus reculer, il continue donc, serrant l'arme dans son poing, il pénètre plus avant dans la broussaille de sa barbe, jusqu'à l'oreille, encore une, qu'il néglige pour s'enfoncer sans hésitation dans la chevelure épaisse et tondre complètement ce crâne qui l'abrite si mal, puis il poursuit sur sa lancée sa percée, il tond le tapis sous ses pieds – pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Crab sort de chez lui, son rasoir à la main. Ce matin n'est pas comme les autres, troubles encore du crépuscule de la veille, c'est un matin plein de promesses, une nouvelle journée qui commence.

*

Les yeux de Crab sont deux pouces de sculpteur, et tout est bon pour eux, tout est glaise, le monde change là où ils se posent – qu'ils se posent sur vous, et vous changerez. D'abord une série de regards brefs et appuyés pour dégrossir la matière, quelle que soit la matière, nulle n'est trop dure ou résistante, toutes se valent en l'occurrence et se laissent facilement entamer, puis façonner. Il s'agit bien d'imposer une nouvelle vision des choses. Les yeux de Crab opèrent les modifications nécessaires, son regard se fait plus perçant ou plus enveloppant en fonction du matériau qu'il travaille: sculpte le rhinocéros, remodèle l'hippopotame. Il fouille, il creuse l'immensité morne de la mer – tous les chevaux que vous voyez parmi les vagues sont de lui. Les profils découpés dans les nuages sont de lui, qui changent d'expression au gré de son inspiration et se défont dès qu'il les abandonne. Mais la ville aussi se transforme, tous les angles sautent, arrondis, les surfaces sont polies et les plans renversés, les volumes écrasés, les lignes adoucies, retour à l'horizontalité, puis le regard de Crab s'arrête sur les passants, retouche avec précaution les visages – trop insistant, il risquerait de briser l'arête d'un nez, de décoller une oreille ou de crever un œil, comme cela s'est déjà produit, hélas -, il précise les traits, il ovalise les têtes, dégagées de la grisaille des cheveux et replacées sur un fond de lumière, il amincit et allonge les corps, la mauvaise graisse fond qui faisait la foule siamoise, chaque silhouette est rendue à sa solitude vacillante, rapidement les distances se creusent dans le froid qui est ce que nos sens perçoivent malgré tout du néant – Crab lui-même tremble de la tête aux pieds, tout menace de se disloquer: il ferme les yeux juste à temps pour empêcher ça.