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Crab naquit avec le cerveau à la place du cœur, et inversement, on attendait de lui de grandes choses, on redoutait aussi le pire, mais il apparut vite que cela ne changeait rien, et lorsqu'à vingt ans, il manifesta le désir d'entrer dans l'administration, nombreux furent ceux qui se désintéressèrent complètement de son cas.

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Pourquoi le cacher plus longtemps, Crab fut durant toute sa vie un individu falot, sans charme ni personnalité, dont le langage élémentaire comptait cependant beaucoup trop de mots et de tournures pour sa pensée nulle, si bien qu'il parlait souvent à tort et à travers et se rendait ridicule. Heureusement pour lui, personne n'accordait la moindre attention à ses paroles. Crab passait inaperçu. Il marchait au bras de son ombre. Il était de cette humanité qui fait nombre. Il ressemblait à son voisin comme un frère, et même au voisin de son frère. Ses sosies couraient les rues et Crab souriait à chaque fois qu'il en croisait un, tant lui paraissait stupéfiante la ressemblance de ce passant avec tel ou tel de ses amis. Crab était né pour grossir les foules, allonger les files d'attente, occuper les fonctionnaires, fonctionnaire lui-même, et ponctuel, zélé comme une roue, affecté à la circulation des maladies, des bâillements, et autres proverbes. Il n'était ni bon ni mauvais, mais bêtement désigné pour le purgatoire, ni grand ni petit, moyennement moyen, éternellement entre deux âges, grisonnant de corps et d'âme, et comme à la merci d'un coup de gomme – d'ailleurs, on n'imaginait pas une autre fin que celle-ci pour Crab, la mort étant un phénomène beaucoup trop spectaculaire et bouleversant, disproportionné en l'occurrence (comme de lancer une escadre sur une mouche, en guise de vieille pantoufle), l'existence terne et sans intrigue qu'il déroulait ne pouvait légitimement connaître ce dénouement sensationnel.

Oui, mais Crab possédait un don.

Crab possédait un don inestimable qui l'arrachait à sa médiocrité. Crab était un photographe de génie, sans conteste le plus grand que la Terre ait jamais porté. Son coup d'œil, son sens instinctif de la lumière, son habitude de l'ombre, l'infinie patience avec laquelle il observait les gens, ses contemporains, guettant sur leurs visages impénétrables les rapides autoportraits gribouillés par les nerfs – et ce que leurs visages ne trahissaient pas, leurs mains fébrilement le lui servaient -, sa rage de découvrir dans un ensemble fruste, grossier, dans un paysage trop connu ou inhospitalier, la merveille dissimulée, invisible pour trois yeux sur quatre, et délicatement de la dégager pour ne plus voir qu'elle au centre du sombre tableau, toutes ces qualités réunies faisaient de Crab un photographe que l'on s'efforcera vainement d'égaler.

La mort – qui ne s'arrête pas aux apparences et savait à quoi s'en tenir sur son compte – l'emporta par une nuit froide de 1821.

(L'année suivante, ayant enduit de bitume de Judée une plaque de cuivre exposée dans une chambre noire, Nicéphore Niepce inventait la photographie.)

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Crab, embarrassé, ne sachant où mettre ni quoi faire de ses mains, les enfouit machinalement dans les poches de son pantalon, de sa veste ou de son manteau. Résultat, lorsqu'il en a besoin pour une chose ou pour une autre, il doit fouiller toutes ses poches pour les retrouver. Quand il les retrouve. Quand il n'y trouve pas plutôt ses pieds.

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C'est triste à dire, mais Crab manque de répondant.

Mis en demeure de donner son avis sur telle ou telle question, il brûle avec son pourpoint et tombe en cendres. N'existe plus, est mort la veille, visite la lointaine Afrique. On se détourne de lui avec dédain.

Alors lui vient aux lèvres la réplique cinglante qui eût cloué le bec à tous ces bavards sûrs de leur fait. Mais il est trop tard, la maîtresse de maison a raccompagné ses invités, Crab est seul dans l'escalier où son esprit désengourdi fait des bonds de mousquetaire. Combien de fois, au sortir de ces dîners, après une prestation des plus piteuses, Crab s'est-il retrouvé subitement bloqué entre deux étages avec un mélodieux piano sur les bras! Combien de fois n'a-t-il pas astucieusement, malicieusement déposé un crachat sur la rampe! Mais cela sans témoins, sans public, et seul informé de ce triomphe tardif, tandis que sa honte connue de tous grandissait encore dans la nuit.

Les choses ne peuvent continuer ainsi. Crab sait bien ce qu'il va faire.

Dorénavant, chaque nuit pour le lendemain, il préparera ses répliques et ses reparties. Il les écrira. C'en sera fini des silences embarrassants, des bégaiements, des échanges de banalités et de politesses défensives. Et si les réponses de Crab paraissent alors légèrement saugrenues, et même sans aucun rapport avec les questions posées, voire totalement incongrues, on n'en admirera que plus cet esprit rare, toujours soucieux d'élargir le débat.

Demain, par exemple et pour commencer, la première personne qui abordera Crab dans le café où il trempe quotidiennement son croissant s'entendra répliquer du tac au tac:

– Le chat est un vertébré qui s'ignore… chut…

Cela dit, Crab videra sa tasse d'ùn trait et fera sa sortie.

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Crab préfère d'ailleurs ne pas se mêler aux conversations. Du moins se bornera-t-il à indiquer les références de tel passage de tel de ses écrits innombrables, qui traite précisément du sujet débattu et fait le tour de la question – et la règle une bonne fois pour toutes. Vous voudrez bien vous y reporter. Vous ne tirerez rien d'autre de lui.

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Crab n'est pas impressionné par le vaste Océan, ses requins, ses typhons, ses îles englouties, ses vagues plus hautes que nos maisons. L'Océan ne lui en impose pas. Il le fixe sans ciller, mains sur les hanches, dans une attitude de défi, et s'adresse à lui plutôt sèchement:

– Passe-moi le sel, vieil Océan.

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Le premier travail a été pénible, Crab ne le cache pas, il en a bavé, ce fut surtout très long. Ni dangereux ni vraiment difficile, remarquez bien, au contraire, un jeu ou un devoir d'enfant, Crab ne quittait pas sa table, sa patience seule était mise à l'épreuve. Il travaillait vite, selon une méthode parfaitement au point, simple et efficace, qui exigeait néanmoins de lui beaucoup d'attention et de rigueur. Crab ne traînait pas mais la besogne à accomplir était énorme. Consistait d'abord, donc, à combiner de toutes les manières possibles tous les mots fournis en bloc par le dictionnaire. Courageusement, il s'attela à cette tâche ingrate. On ne sera pas surpris d'apprendre qu'il y consacra de nombreuses années, au détriment de tout le reste.

Crab prenait les mots un à un, tels que les distribue l'ordre alphabétique – chaque mot était combiné avec le suivant, de toutes les manières possibles et en tenant compte de toutes les déclinaisons possibles, puis combiné avec le mot venant après; combiné ensuite avec ce dernier et le précédent; combiné avec un troisième; avec celui-ci et les deux précédents; avec le même et le premier seulement; avec le même et le second seulement; combiné avec un quatrième, et ainsi de suite. Crab notait toutes les combinaisons sur de grandes feuilles de papier – chaque page remplie et numérotée allait grossir la bible qui s'amoncelait sur le tapis. Il fut bientôt obligé d'abattre le plafond, puis de pratiquer une large ouverture dans le toit.