C’était Madeleine, s’appuyant sur le bras d’un doge plus doré qu’un sequin; et ce doge n’était autre que le marquis de Clameran. Il paraissait radieux, rajeuni, ses empressements avaient des apparences de triomphe. À un repos de quadrille, il se penchait vers sa danseuse et lui parlait avec une admiration contenue. Elle semblait l’écouter, sinon avec plaisir, du moins sans colère, hochant la tête par moments et d’autres fois souriant.
– Évidemment, murmurait le Paillasse, ce noble gredin fait sa cour à la nièce du banquier; donc j’avais raison hier. Mais, d’un autre côté, comment mademoiselle Madeleine se résigne-t-elle à entendre d’un air si gracieux ses fadeurs et ses déclarations? Heureusement Prosper n’est pas ici…
Il s’interrompit. Devant lui s’arrêtait un homme âgé déjà, portant avec une distinction suprême le manteau vénitien.
– Vous savez, monsieur… Verduret, dit-il, moitié sérieux, moitié railleur, ce que vous m’avez promis?
Le Paillasse s’inclina respectueusement, profondément, mais sans apparence de bassesse ni d’humilité.
– Je me souviens! répondit-il.
– Pas d’imprudence, surtout.
– Monsieur le comte peut être tranquille, il a ma parole.
– C’est bien, monsieur, je sais ce qu’elle vaut.
Le comte s’éloigna, mais pendant ce court colloque le quadrille finissait, et le Paillasse n’aperçut plus ni M. de Clameran ni Madeleine.
Je les retrouverai auprès de madame Fauvel, pensa-t-il.
Et aussitôt, il se lança dans la foule, à la recherche de la femme du banquier.
Incommodée par la chaleur qui devenait suffocante, Mme Fauvel était venue chercher un peu de fraîcheur dans la grande galerie des hôtels Jandidier, transformée pour la nuit, grâce à ce talisman qui s’appelle l’or, en un féerique jardin, plein d’orangers, de lauriers-roses en fleur et de lilas blancs dont les grappes délicates s’inclinaient déjà.
Le Paillasse l’aperçut, assise près d’un bosquet, non loin de la porte d’un des salons de jeu. À droite était Madeleine; à sa gauche se tenait Raoul de Lagors costumé en mignon de Henri III.
Il faut avouer, pensait le Paillasse, tout en cherchant un poste d’observation, qu’on n’est pas plus beau que ce jeune bandit.
Madeleine, maintenant, était triste. Elle avait arraché un camélia à l’arbuste voisin, et elle l’effeuillait machinalement, le regard perdu dans le vide.
Raoul et Mme Fauvel, penchés l’un vers l’autre, causaient. Leurs visages paraissaient tranquilles, mais les gestes de l’un, les tressaillements de l’autre trahissaient clairement des préoccupations supérieures et une conversation des plus graves.
Dans le salon de jeu, on apercevait le doge, M. de Clameran, placé de façon à voir Mme Fauvel et Madeleine sans être vu.
C’est la scène d’hier qui se continue, pensa le Paillasse, si je pouvais surprendre quelques mots! Si j’étais derrière ces camélias, je suis sûr que j’entendrais.
Il manœuvra aussitôt en conséquence, mais s’approcher n’était pas aisé, il lui fallait tourner des groupes. Quand il arriva à la place désirée, Madeleine se levait et prenait le bras d’un Persan constellé de pierreries.
Au même moment, Raoul se leva et passa dans le salon de jeu où il dit quelques mots à l’oreille de Clameran.
Et voilà!… se dit le Paillasse, ces deux misérables tiennent ces deux pauvres femmes, et c’est en vain qu’elles se débattent entre leurs serres. Mais comment les tiennent-ils?
Il réfléchissait quand tout à coup se fit un grand mouvement dans la galerie. C’est qu’on annonçait un menuet merveilleux dans le grand salon; puis la comtesse de Commarin venait d’arriver en Aurore; puis encore, il fallait aller admirer les émeraudes de la princesse Korasoff, les plus belles de l’univers.
En un instant la galerie fut presque vide. Il n’y restait plus que quelques pauvres isolés, des maris grincheux dont les femmes dansaient, et quelques jeunes hommes timides et gênés dans leurs costumes.
Le Paillasse pensa que l’heure favorable à ses desseins était venue.
Brusquement il quitta sa place, brandissant sa bannière, frappant avec sa badine sur la toile, toussant avec affectation, en homme qui va parler. Il avait traversé la galerie et s’était placé entre le fauteuil occupé par Mme Fauvel et la porte du salon.
Aussitôt, accoururent autour de lui, faisant cercle, tous les invités restés dans la galerie.
Déjà il s’était posé dans la fière attitude de la tradition, le chapeau prodigieusement incliné sur l’oreille, le corps penché du même côté que le chapeau.
C’est avec une incroyable volubilité et du ton le plus emphatiquement bouffon qu’il commença:
– Mesdames et messieurs… Ce matin même je sollicitais une autorisation de l’autorité – il saluait – de cette ville. Eh! pourquoi? Afin, messieurs, d’avoir l’honneur de vous soumettre un spectacle qui a déjà conquis les suffrages des cinq parties du monde et de plusieurs autres académies. C’est dans l’intérieur de cette loge, mesdames, que va commencer la représentation d’un drame inouï joué pour la première fois à Pékin, et traduit par nos plus fameux auteurs. Déjà, messieurs, on peut prendre ses places; les quinquets sont allumés et les acteurs s’habillent.
Il s’interrompit, et, avec une perfection humiliante pour les instruments de cuivre et les grosses caisses, il imita les ritournelles déchirantes des musiques de saltimbanques.
– Mais, mesdames et messieurs, reprit-il, vous allez me dire: si c’est dans la loge qu’on joue la pièce, que fais-tu ici? Ce que j’y fais, messieurs, j’y suis pour vous donner un avant-goût des agitations, sensations, émotions, palpitations et autres distractions que vous pouvez vous payer moyennant le faible déboursé de cinquante centimes, dix sous!… Vous voyez ce superbe tableau? Eh bien, il représente les huit scènes les plus terribles du drame. Ah! je le vois, vous frémissez. Cependant ce n’est rien. Ce magnifique tableau ne nous donne pas plus l’idée exacte de la représentation qu’une goutte d’eau ne donne idée de la mer, ou une étincelle l’idée du soleil. Mon tableau, messieurs, c’est la bagatelle de la porte, comme qui dirait la fumée qu’on aspire aux soupiraux des restaurants…
– Est-ce que vous connaissez ce Paillasse? demandait un énorme Turc à un mélancolique Polichinelle.
– Non, mais il imite supérieurement la trompette.
– Oh! supérieurement. Mais où veut-il en venir?
Ce qu’il voulait, le Paillasse, c’était avant tout et surtout attirer l’attention de Mme Fauvel, qui, depuis que Raoul et Madeleine s’étaient éloignés, s’était abandonnée à une rêverie profonde et sans doute douloureuse.