Ces papiers intriguaient singulièrement M. Verduret. Ils s’étaient éparpillés sur la table et il les apercevait assez bien. Il y en avait de plusieurs couleurs, de gris, de verts, de rouges.
Mais je ne m’abuse pas, pensait M. Verduret, je ne suis pas aveugle, ce sont là des reconnaissances du Mont-de-Piété!
Parmi toutes les feuilles étalées sur la table, Madeleine cherchait. Elle en prit trois, qu’elle plia et mit dans sa poche, et repoussa les autres avec un dédain bien manifeste.
Elle était, cette fois, résolue à se retirer, car sur un mot qu’elle dit, Raoul prit la lampe pour l’éclairer.
M. Verduret n’avait plus rien à voir. Tout en redescendant avec mille précautions, il murmurait:
– Des reconnaissances du Mont-de-Piété!… Quel mystère d’infamie cache donc cette affaire!…
Avant tout, il s’agissait de dissimuler l’échelle.
Raoul, en reconduisant Madeleine, pouvait avoir l’idée de faire quelques pas dans le jardin, et, malgré l’obscurité, la découvrir, cette échelle qui, ainsi dressée, se détachait en noir sur la muraille.
En toute hâte, M. Verduret et Prosper la couchèrent à terre, sans souci des arbustes qu’ils brisaient, et allèrent se poster où l’ombre était plus épaisse, dans un endroit d’où ils surveillaient à la fois et la porte de la maison et la grille.
Presqu’au même moment, Raoul et Madeleine parurent sur le perron. Raoul avait posé sa lampe sur la première marche, il offrit la main à la jeune fille, mais elle le repoussa d’un geste empreint d’une insultante hauteur qui, vu par Prosper, lui versa du baume dans le sang.
Ce mépris ne parut ni émouvoir, ni surprendre Raoul; il répondit simplement par ce geste ironique qui signifie: «Comme vous voudrez!»
Il alla jusqu’à la grille, l’ouvrit et la referma lui-même, puis rentra bien vite, pendant que la voiture de Madeleine s’éloignait au grand trot.
– Maintenant, monsieur, interrogea Prosper, que le doute torturait, souvenez-vous que vous m’avez promis la vérité quelle qu’elle soit. Parlez, ne craignez rien, je suis fort.
– C’est contre la joie alors qu’il vous faut être fort, mon ami. Avant un mois, vous regretterez amèrement vos flétrissants soupçons de ce soir. Vous rougirez en songeant que vous avez pu croire Madeleine la maîtresse d’un Lagors.
– Cependant, monsieur, les apparences!…
– Eh! c’est des apparences qu’il faut se défier. Pardieu! un soupçon, faux ou juste, est toujours basé sur quelque chose. Mais nous ne pouvons pas nous éterniser ici, votre gredin de Raoul a refermé la grille, je l’ai vu; il faut nous retirer par le chemin de tout à l’heure.
– Mais l’échelle!…
– Qu’elle reste où elle est; comme nous ne saurions effacer nos traces, le tout sera mis sur le compte des voleurs.
De nouveau ils franchirent le mur. Ils n’avaient pas fait cinquante pas sur la route, qu’ils entendirent le bruit d’une grille qui se refermait. Ils distinguèrent des pas, et bientôt un homme les dépassa qui gagnait la station. Quand il fut à quelque distance:
– C’est Raoul, fit M. Verduret, notre domestique de tantôt, Joseph, nous apprendra qu’il est allé rendre compte à Clameran de la scène. Si seulement ils avaient l’amabilité de parler français…
Il marcha un moment sans mot dire, cherchant à renouer le fil rompu de ses déductions.
– Comment diable, reprit-il tout à coup, ce Lagors qui ne doit chercher que le monde, le plaisir et le jeu, est-il venu choisir une maison isolée au Vésinet?
– Sans doute, répondit Prosper, parce que la maison de campagne de monsieur Fauvel est à un quart d’heure d’ici au bord de la Seine.
– C’est une explication, cela, pour l’été; mais l’hiver?
– Oh! l’hiver, il a une chambre à l’hôtel du Louvre, et, en toute saison, il dispose d’un appartement à Paris.
Tout cela n’éclairait pas M. Verduret; il se mit à marcher plus vite.
– Pourvu, murmura-t-il, que notre cocher ne soit pas parti. Nous ne pouvons songer à prendre le train qui va passer: nous rencontrerions Raoul à la station.
Bien qu’il se fût écoulé plus d’une heure depuis que Prosper et son compagnon étaient descendus à l’embranchement des deux routes, le fiacre qui les avait amenés stationnait encore devant l’auberge indiquée par M. Verduret.
Le cocher n’avait pu résister au désir d’écorner le billet de cent francs gagné par ses chevaux; il s’était fait servir à dîner; le vin était de son goût, il restait.
La vue de ses bourgeois l’enchanta. Il ne retournerait donc pas à vide à Paris. Seulement, l’état dans lequel il les revoyait le surprit étrangement.
– Comme vous voilà faits! s’écria-t-il.
Prosper répondit simplement qu’allant visiter un de leurs amis ils s’étaient égarés et étaient tombés dans une fondrière – comme s’il y avait des fondrières dans le bois du Vésinet.
– C’est donc cela! fit le cocher.
En apparence, il se contentait de l’explication. Au fond, il n’était pas fort éloigné de croire que ses deux pratiques venaient de tenter de commettre quelque mauvais coup.
Cette dernière opinion dut être celle de quelques personnes présentes, car il y eut des regards singuliers d’échangés.
Mais M. Verduret coupa court à tous les commentaires.
– Partons-nous? demanda-t-il de sa voix la plus impérieuse.
– Voilà! bourgeois, répondit le cocher; le temps de régler, et je suis à vous. Montez toujours.
La route, au retour, fut mortellement longue et silencieuse.
Prosper avait d’abord essayé de faire causer son étrange compagnon, mais comme il ne répondait que par monosyllabes, il mit son amour-propre à se taire. Il était irrité de l’empire de plus en plus absolu que cet homme exerçait sur lui.
Les circonstances physiques augmentaient encore son ennui. Il était transi, glacé jusqu’à la moelle des os, et il se sentait gagné par un irrésistible engourdissement qui enveloppait sa pensée d’un brouillard opaque.
C’est que s’il n’est pas de limites à la puissance de l’imagination, les forces physiques ont des bornes. Après l’effort vient la réaction.
Enfoncé dans un coin, les pieds sur la banquette de devant, M. Verduret semblait dormir, et cependant jamais il n’avait été plus éveillé.
Il était aussi mécontent que possible. Cette expédition qui devait, dans sa pensée, fixer ses hésitations, aboutissait à une complication.
Tous les fils qu’il avait cru tenir se brisaient dans sa main. Certes, pour lui les faits restaient les mêmes, mais les circonstances changeaient. Il ne découvrait plus quel mobile commun, quelle complicité morale ou matérielle, quelles influences poussaient à agir dans le même sens les quatre acteurs de son drame, Mme Fauvel et Madeleine, Raoul et Clameran.