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C’est bouche béante que Fanferlot avait écouté cette explication. Sur les derniers mots, il se frappa violemment le front, en s’écriant:

– Imbécile!

– Tu l’as dit, reprit M. Lecoq, imbécile! Quoi! cet indice te saute aux yeux et tu le négliges, et tu n’en tires aucune conclusion! Là, cependant, est le vrai, le seul point de départ de l’affaire. Si je trouve le coupable, ce sera grâce à cette éraillure, et je le trouverai, je le veux!

De loin, Fanferlot, dit l’Écureuil, médit volontiers de M. Lecoq et le brave courageusement; mais de près il subit invinciblement l’influence qu’exerce sur tous ceux qui l’approchent cet homme extraordinaire.

Les renseignements si précis, les minutieux détails qui venaient de lui être donnés renversaient toutes ses idées. Où et comment M. Lecoq les avait-il eus?

– Vous vous êtes donc occupé de cette affaire, patron? demanda-t-il.

– Probablement. Mais je ne suis pas infaillible, je puis avoir laissé passer quelque précieux indice. Prends une chaise et dis-moi tout ce que tu sais.

On n’équivoque pas avec M. Lecoq, on ne ruse pas. Fanferlot fut complètement vrai, ce qui lui arrive rarement. Pourtant, sur la fin de son récit, pris d’un remords de vanité, il ne raconta pas comment, la veille, il s’était laissé jouer par Mme Gypsy et le gros monsieur.

Le malheur est que M. Lecoq n’est jamais informé à demi.

– Il me semble, maître l’Écureuil, fit-il, que tu oublies quelque chose. Jusqu’où as-tu suivi le fiacre vide?

Fanferlot, en dépit de son aplomb, rougit jusqu’aux oreilles et baissa les yeux ni plus ni moins qu’une pensionnaire prise en faute.

– Quoi! patron, balbutia-t-il, cela aussi, vous le savez? comment avez-vous pu…

Mais une idée subite traversant son cerveau, il s’arrêta court, bondit sur sa chaise et s’écria:

– Oh! j’y suis… ce gros monsieur à favoris roux, c’était vous.

La surprise de Fanferlot donnait à sa physionomie une si singulière expression, que M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire.

– Ainsi, c’était vous, reprit l’agent émerveillé, c’était vous ce gros homme que j’ai dévisagé, et je ne vous ai pas reconnu! Ah! patron, quel acteur vous feriez, si vous le vouliez! moi aussi, je m’étais déguisé!

– Et bien mal, mon pauvre garçon, c’est une justice à te rendre. Penses-tu donc qu’il suffise, pour être méconnaissable, d’une barbe épaisse et d’une blouse? Et l’œil, malheureux! et l’œil! C’est l’œil qu’il faut changer. Là est le secret.

Cette théorie du regard en matière de travestissement explique pourquoi le Lecoq officiel qui rendrait des points au lynx n’a jamais été rencontré dans les couloirs de la préfecture de police, sans ses lunettes à branches d’or.

– Mais alors, patron, disait Fanferlot, poursuivant son idée, vous avez confessé cette petite, dont madame Alexandre n’avait pu venir à bout? Vous savez pourquoi elle quitte le Grand-Archange, pourquoi elle n’attend pas monsieur de Clameran, pourquoi elle s’est acheté des robes d’indienne?

– Elle n’agit que d’après mes conseils.

– En ce cas, fit l’agent profondément découragé, il ne me reste plus qu’à avouer que je ne suis qu’un sot.

– Non, l’Écureuil, reprit M. Lecoq avec bonté, non, tu n’es pas un sot. Tu as eu simplement le tort de te charger d’une tâche au-dessus de tes forces. As-tu fait faire un pas à l’affaire depuis que tu la suis? Non. C’est que, vois-tu, incomparable comme lieutenant, tu n’as pas le sang-froid d’un général. Je vais te faire cadeau d’un aphorisme, retiens-le, et qu’il devienne la règle de ta conduite: «Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.»

Jamais, non jamais Fanferlot n’avait vu le patron si causeur et si bon enfant. Se voyant découvert, il s’était attendu à un orage qui le jetterait à terre, et pas du tout, il en était quitte pour une averse qui lui lavait à peine la tête. La colère de M. Lecoq se dissipait comme ces nuages noirs qui par moments menacent à l’horizon et qu’un coup de vent balaie.

Pourtant l’époux de Mme Alexandre était inquiet, il se demandait si cette affabilité surprenante ne dissimulait pas quelque arrière-pensée.

– Comme cela, patron, demanda-t-il, vous connaissez le coupable?

– Pas plus que toi, mon garçon, et même, pendant que tu as déjà une opinion toute faite, je ne sais encore que penser. Tu m’affirmes que le caissier est innocent et que le banquier est coupable, et j’ignore si tu as tort ou raison. Arrivé après toi, j’en suis encore aux préliminaires de mon enquête. Je ne suis certain que d’une seule chose, c’est qu’il y a une éraillure à la porte du coffre-fort. C’est de là que je pars.

Tout en parlant, M. Lecoq avait pris sur son bureau, déroulé et étalé, une immense feuille de papier à dessin.

Sur cette feuille était photographiée la porte du coffre-fort de M. Fauvel. Tous les détails étaient rendus avec la dernière exactitude. On reconnaissait bien les cinq boutons mobiles avec les lettres gravées et l’étroite serrure à saillie de cuivre. L’éraillure y était indiquée avec une admirable netteté.

– Voici donc, commença M. Lecoq, notre éraillure. Elle va de haut en bas, à partir du trou de la serrure, diagonalement, et, remarque-le bien, de gauche à droite, c’est-à-dire qu’elle se termine du côté de la porte de l’escalier dérobé conduisant aux appartements du banquier. Très profonde près de la serrure, elle finit en rayure à peine distincte.

– Oui, patron, c’est bien cela, je vois.

– Naturellement tu as pensé que cette éraillure doit avoir été faite par l’auteur de la soustraction? Voyons si tu as eu raison. J’ai, ici, un petit coffret de fer, peint en vert comme la caisse de monsieur Fauvel; le voici. Prends une clé et essaie de le rayer.

Sans trop deviner le but que se proposait son patron, l’agent de la sûreté fit ce qu’il lui commandait, frottant vigoureusement sur le coffret avec le bout d’une clé.

– Diable! fit-il, après deux ou trois tentatives, elle est dure à entamer, cette peinture.

– Très dure, en effet, mon garçon, et cependant celle du coffre-fort est plus solide encore, je m’en suis assuré. Donc l’éraillure que tu as relevée n’a pu être faite par la main tremblante d’un voleur laissant glisser la clé!

– Sapristi! s’exclama Fanferlot, stupéfait, je n’aurais pas trouvé cela. C’est que c’est vrai, il faut, pour rayer le coffre, qu’on ait appuyé très fort.

– Oui, mais pourquoi? Tel que tu me vois, je me creuse la tête depuis trois jours, et c’est hier seulement que j’ai trouvé. Examinons ensemble si mes conjectures présentent assez de chances de probabilité pour devenir le point de départ de mon enquête.

M. Lecoq avait abandonné la photographie pour s’approcher de la porte qui, de son cabinet, donne dans sa chambre à coucher, et il en avait retiré la clé, qu’il gardait à la main.