Nina Gypsy
Cette lettre lue, Fanferlot, sans mot dire, se mit à la recopier.
– Eh bien! demanda Mme Alexandre, qu’en dis-tu?
Fanferlot réintégrait délicatement la lettre recopiée dans son enveloppe, lorsque la porte du «bureau de l’hôtel» s’ouvrit brusquement, et le garçon par deux fois siffla: Psitt! psitt!…
Fanferlot, avec une rapidité merveilleuse, disparut dans un cabinet noir qui ouvrait sur la salle à manger.
Il n’eut pas le temps de refermer la porte; Mme Gypsy entrait.
Hélas! elle était cruellement changée, la pauvre fille. Elle avait pâli, ses joues s’étaient creusées, ses lèvres avaient perdu leur provocant éclat, et ses yeux, brillant du feu de la fièvre, rougis par les larmes, étaient entourés d’un large cercle brun.
En la voyant, Mme Alexandre ne put retenir un cri de surprise:
– Comment, chère enfant, vous sortez?
– Il le faut, madame, et je viens vous prier, si quelqu’un me demandait en mon absence, de bien vouloir faire attendre.
– Mais où voulez-vous aller, bon Dieu! à cette heure, malade comme vous l’êtes?
Mme Gypsy hésita un moment.
– Oh! tenez, dit-elle enfin, je puis vous le confier à vous, si bonne pour moi, lisez ce billet qu’un commissionnaire vient de me monter à l’instant.
– Comment, fit Mme Alexandre abasourdie, un commissionnaire!… chez moi qui est monté chez vous?
– Qu’y a-t-il de si surprenant?
– Oh! rien, rien…, répondit l’ex-revendeuse.
Et très haut, pour bien être entendue du cabinet, elle lut:
Un ami de Prosper, qui ne peut ni vous recevoir ni se présenter chez vous, a absolument besoin de vous parler. Ce soir, lundi, trouvez-vous, neuf heures précises, dans le bureau des omnibus qui est en face de la tour Saint-Jacques, et celui qui vous écrit s’approchera de vous et vous dira ce qu’il a à vous dire.
Je vous indique ce lieu de rendez-vous pour bien éloigner de vous toute crainte.
– Et vous allez à ce rendez-vous! s’écria Mme Alexandre.
– Certainement.
– Mais c’est une imprudence horrible, une folie; c’est un piège qu’on vous tend.
– Eh! qu’importe, madame! interrompit Gypsy, je suis assez malheureuse désormais pour n’avoir plus rien à redouter.
Et sans vouloir entendre un mot de plus, elle sortit.
Mme Gypsy n’était pas dans la rue, que déjà Fanferlot avait bondi hors de sa cachette.
Le doux agent était blême de fureur et jurait comme un possédé.
– Mille millions de tonnerres! criait-il, qu’est-ce donc que cette maison du Grand-Archange où on se promène aussi librement que sur une place publique!
L’ancienne marchande à la toilette, décontenancée, tremblante, ne savait où se mettre.
– A-t-on jamais vu chose pareille! poursuivait l’agent; un commissionnaire est venu, et personne ne l’a vu! Comment s’y est-il pris pour s’introduire ainsi furtivement? Ah! je flaire là quelque gredinerie. Et vous, madame Alexandre, vous une femme intelligente, vous êtes assez simple pour détourner cette petite vipère de ce rendez-vous!
– Mais, mon ami…
– Quoi! vous n’avez donc pas compris que je vais la suivre et savoir ainsi ce qu’on nous cache. Allons vite, aidez-moi, il faut qu’elle ne puisse pas me reconnaître.
En un tour de main, Fanferlot, affublé d’une perruque et d’une barbe épaisse, ne se ressemblait plus. Il avait endossé une blouse et avait toutes les apparences d’un de ces ouvriers peu honnêtes qui cherchent de l’ouvrage en priant Dieu de n’en pas trouver.
Quand il fut prêt:
– As-tu ta carte et ton «coup de poing»? demanda Mme Alexandre, toujours pleine de sollicitude.
– Oui, oui! fais jeter à la poste la lettre de cette malheureuse à monsieur de Clameran et… bonne garde.
Et, sans écouter son épouse, qui lui criait «Bonne chance!», Fanferlot s’élança dehors.
Mme Gypsy avait bien huit ou dix minutes d’avance, mais il rattrapa lestement sa distance. Il avait pris, au pas de course, la route que la jeune femme devait avoir suivie, et il la rejoignit vers le milieu du pont au Change.
Elle allait d’une allure indécise, tantôt très vite, tantôt à petits pas, en personne qui, impatiente de se rendre à un rendez-vous, est partie trop tôt et cherche à user le temps.
Sur la place du Châtelet, elle fit deux ou trois tours, s’approcha des affiches du théâtre, s’assit un moment sur un banc, et enfin, à neuf heures moins un quart, à peu près, elle alla s’installer sur une des banquettes du bureau des omnibus.
Une minute après elle, Fanferlot entra. Mais, comme en dépit de sa barbe épaisse il redoutait l’œil de Mme Gypsy, il alla se placer de l’autre côté du bureau, dans l’ombre.
Singulier lieu de rencontre! pensait-il, tout en étudiant la jeune femme. Mais qui peut lui avoir donné ce rendez-vous? À la curiosité que je lis dans ses yeux, à son inquiétude évidente, je jugerais qu’elle ignore qui elle attend!
Le bureau, cependant, était plein de monde. À toute minute, des employés criaient la destination d’un omnibus qui arrivait. Quantité de gens entraient et sortaient, qui réclamaient des numéros ou changeaient leurs correspondances.
À chaque nouvel arrivant, Gypsy tressaillait, et Fanferlot se disait: est-ce celui-là?
Enfin, au moment où neuf heures sonnaient à l’Hôtel-de-Ville, un personnage entra, qui, sans demander de numéro au bureau, marcha droit à Mme Gypsy, la salua et s’assit près d’elle.
C’était un homme de taille moyenne, assez gros, portant d’épais favoris, d’un blond ardent sur une figure enluminée. Sa mise, qui était celle de tous les négociants aisés, n’offrait rien de remarquable; pas plus d’ailleurs que sa personne.
Fanferlot le regardait de tous ses yeux.
Toi, mon bonhomme, pensait-il, quelque part que je te rencontre maintenant, je te reconnaîtrai, et, ce soir même, en te suivant, je saurai qui tu es.
Par malheur, il avait beau prêter l’oreille, il n’entendait rien absolument de ce que se disaient le nouveau venu et Mme Gypsy. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de tâcher de deviner à leur pantomime et au jeu de leur physionomie le sujet de leur conversation.