Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau, intimidé de m'y promener, je voulus parler avec vivacité à Saint-Loup; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par notre conversation et on penserait que j'y étais si absorbé, si distrait, qu'on trouverait naturel que je n'eusse pas les expressions de physionomie que j'aurais dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je disais, je savais à peine que je me trouvais; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation:

– Tu sais, dis-je à Robert, que j'ai été pour te dire adieu le jour de mon départ, nous n'avons jamais eu l'occasion d'en causer. Je t'ai salué dans la rue.

– Ne m'en parle pas, me répondit-il, j'en ai été désolé; nous nous sommes rencontrés tout près du quartier, mais je n'ai pas pu m'arrêter parce que j'étais déjà très en retard. Je t'assure que j'étais navré.

Ainsi il m'avait reconnu! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu'il m'avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu'il me connût, sans un geste qui manifestât qu'il regrettait de ne pouvoir s'arrêter. Évidemment cette fiction qu'il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j'étais stupéfait qu'il eût su s'y arrêter si rapidement et avant qu'un réflexe eût décelé sa première impression. J'avais déjà remarqué à Balbec que, à côté de cette sincérité naïve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines émotions, son corps avait été admirablement dressé par l'éducation à un certain nombre de dissimulations de bienséance et, comme un parfait comédien, il pouvait dans sa vie de régiment, dans sa vie mondaine, jouer l'un après l'autre des rôles différents. Dans l'un de ses rôles il m'aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s'il était mon frère; mon frère, il l'avait été, il l'était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l'oeil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire!

Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l'éloignement et l'éclairage que le grand peintre qui les avait brossés avait calculés, étaient misérables, et Rachel, quand je m'approchai d'elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant étaient restées dans la perspective, entre la salle et la scène, tout comme le relief des décors. Ce n'était plus elle, je ne la reconnaissais que grâce à ses yeux où son identité s'était réfugiée. La forme, l'éclat de ce jeune astre si brillant tout à l'heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu'elle cessât de nous paraître de rose et d'or, sur ce visage si uni tout à l'heure je ne distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières. Malgré l'incohérence où se résolvaient de près, non seulement le visage féminin mais les toiles peintes, j'étais heureux d'être là, de cheminer parmi les décors, tout ce cadre qu'autrefois mon amour de la nature m'eût fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par Goethe dans Wilhelm Meister avait donné pour moi une certaine beauté; et j'étais déjà charmé d'apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme à la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d'album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement, semblait tellement d'une autre espèce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rêve extasié, si étranger aux préoccupations de leur vie, si antérieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c'était quelque chose d'aussi reposant et d'aussi frais que de voir un papillon égaré dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles qu'y traçaient ses ébats ailés, capricieux et fardés. Mais au même instant Saint-Loup s'imagina que sa maîtresse faisait attention à ce danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit.

– Tu pourrais regarder d'un autre côté, lui dit-il d'un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens à aller après se vanter que tu as fait attention à eux. Du reste tu entends bien qu'on te dit d'aller dans ta loge t'habiller. Tu vas encore être en retard.

Trois messieurs-trois journalistes-voyant l'air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu'on disait. Et comme on plantait un décor de l'autre côté nous fûmes resserrés contre eux.

– Oh! mais je le reconnais, c'est mon ami, s'écria la maîtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. Voilà qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne!

Le danseur tourna la tête vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe qu'il s'exerçait à être, la gelée droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux côtés sa bouche dans sa face pastellisée de rouge; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l'air où nous lui avons dit que nous l'admirions, il se mit à refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-même avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d'enfant.

– Oh! c'est trop gentil, ce coup de s'imiter soi-même, s'écria-t-elle en battant des mains.

– Je t'en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d'une voix désolée, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t'accompagne pas à ta loge, et je m'en vais; voyons, ne fais pas la méchante.-Ne reste pas comme cela dans la fumée de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude qu'il avait pour moi depuis Balbec.

– Oh! quel bonheur si tu t'en vas.

– Je te préviens que je ne reviendrai plus.

– Je n'ose pas l'espérer.

– Écoute, tu sais, je t'ai promis le collier si tu étais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela…

– Ah! voilà une chose qui ne m'étonne pas de toi. Tu m'avais fait une promesse, j'aurais bien dû penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l'argent, mais je ne suis pas intéressée comme toi. Je m'en fous de ton collier. J'ai quelqu'un qui me le donnera.

– Personne d'autre ne pourra te le donner, car je l'ai retenu chez Boucheron et j'ai sa parole qu'il ne le vendra qu'à moi.

– C'est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes précautions d'avance. C'est bien ce qu'on dit: Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie «sente» et non «Sémite», mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu'il devait pourtant à l'actrice. (Elle était moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix.) Mais tout n'est pas fini, sois-en sûr. Une parole donnée dans ces conditions n'a aucune valeur. Tu as agi par traîtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientôt de mes nouvelles, sois tranquille.