Je cessai de prendre part à la conversation quand on parla théâtre, car sur ce chapitre Rachel était trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisération-contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu'elle l'attaquait souvent devant lui-la défense de la Berma, en disant: «Oh! non, c'est une femme remarquable. Évidemment ce qu'elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout à fait à ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment où elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c'est une si brave femme, elle a un si grand coeur, elle n'aime pas naturellement les choses qui nous intéressent, mais elle a eu, avec un visage assez émouvant, une jolie qualité d'intelligence.» (Les doigts n'accompagnent pas de même tous les jugements esthétiques. S'il s'agit de peinture, pour montrer que c'est un beau morceau, en pleine pâte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la «jolie qualité d'esprit» est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutôt deux ongles, comme s'il s'agissait de faire sauter une poussière.) Mais-cette exception faite-la maîtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d'ironie et de supériorité qui m'irritait, parce que je croyais-faisant erreur en cela- que c'était elle qui leur était inférieure. Elle s'aperçut très bien que je devais la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour ceux qu'elle méprisait. Mais elle ne s'en froissa pas, parce qu'il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme était le sien, si sûr qu'il puisse être de lui-même, une certaine humilité, et que nous proportionnons les égards que nous exigeons, non à nos dons cachés, mais à notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère.) Aussi, si peu de doute qu'eût dû lui laisser mon silence, n'en insista-t-elle pas moins pour que nous dînions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n'étions pas encore au théâtre, où nous devions aller après le déjeuner, nous avions l'air de nous trouver dans un «foyer» qu'illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maîtres d'hôtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une génération d'artistes hors ligne du Palais-Royal; ils avaient l'air d'académiciens aussi: arrêté devant un buffet, l'un examinait des poires avec la figure et la curiosité désintéressée qu'eût pu avoir M. de Jussieu. D'autres, à côté de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiosité et de froideur que des membres de l'Institut déjà arrivés jettent sur le public tout en échangeant quelques mots qu'on n'entend pas. C'étaient des figures célèbres parmi les habitués. Cependant on s'en montrait un nouveau, au nez raviné, à la lèvre papelarde, qui avait l'air d'église et entrait en fonctions pour la première fois, et chacun regardait avec intérêt le nouvel élu. Mais bientôt, peut-être pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec Aimé, Rachel se mit à faire de l'oeil à un jeune boursier qui déjeunait à une table voisine avec un ami.

– Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à l'heure s'étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami; si tu dois nous donner en spectacle, j'aime mieux déjeuner de mon côté et aller t'attendre au théâtre.

A ce moment on vint dire à Aimé qu'un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu'il ne s'agît d'une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus.

– Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu'ici. Je t'en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d'hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu'on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N'est-ce pas tout de même dégoûtant qu'un vieux coureur de femmes comme lui, qui n'a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m'espionner!

Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu'il ne pouvait pas se déranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu'on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n'avait pas entendu nos propos chuchotés à voix basse et avait cru qu'il s'agissait du jeune homme à qui Robert lui reprochait de faire de l'oeil, éclata en injures.

– Allons bon! c'est ce jeune homme maintenant? tu fais bien de me prévenir; oh! c'est délicieux de déjeuner dans ces conditions! Ne vous occupez pas de ce qu'il dit, il est un peu piqué et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu'il croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d'avoir l'air jaloux.

Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d'énervement.

– Mais, Zézette, c'est pour moi que c'est désagréable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va être persuadé que tu lui fais des avances et qui m'a l'air tout ce qu'il y a de pis.

– Moi, au contraire, il me plaît beaucoup; d'abord il a des yeux ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes! on sent qu'il doit les aimer.

– Tais-toi au moins jusqu'à ce que je sois parti, si tu es folle, s'écria Robert. Garçon, mes affaires.

Je ne savais si je devais le suivre.

– Non, j'ai besoin d'être seul, me dit-il sur le même ton dont il venait de parler à sa maîtresse et comme s'il était tout fâché contre moi. Sa colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractère, mais qu'elle réunit par un même sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais.

– Il a un regard amusant, n'est-ce pas? Vous comprenez, ce qui m'amuserait ce serait de savoir ce qu'il peut penser, d'être souvent servie par lui, de l'emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on était obligé d'aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. (Elle regardait toujours Aimé.) Tenez, regardez les yeux noirs qu'il a, je voudrais savoir ce qu'il y a dessous.

Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis à mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu'il lui prodiguait. Ils buvaient du Champagne. «Bonjour, vous!» lui dit-elle, car elle avait appris récemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l'esprit. J'avais mal déjeuné, j'étais mal à l'aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps. Après avoir regardé l'heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m'offrit du Champagne, me tendit une de ses cigarettes d'Orient et détacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors: «Je n'ai pas trop à regretter ma journée; ces heures passées auprès de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j'ai, chose gracieuse et qu'on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne.» Je me le disais parce qu'il me semblait que c'était douter d'un caractère esthétique, et par là justifier, sauver ces heures d'ennui. Peut-être aurais-je dû penser que le besoin même que j'éprouvais d'une raison qui me consolât de mon ennui suffisait à prouver que je ne ressentais rien d'esthétique. Quant à Robert et à sa maîtresse, ils avaient l'air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu'ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j'y eusse assisté. Ils n'y firent aucune allusion, ils ne lui cherchèrent aucune excuse pas plus qu'au contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. A force de boire du Champagne avec eux, je commençai à éprouver un peu de l'ivresse que je ressentais à Rivebelle, probablement pas tout à fait la même. Non seulement chaque genre d'ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d'ivresse, et qui devrait porter une «cote» différente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met à nu en nous, exactement à la profondeur où il se trouve, un homme spécial. Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la glace unique qui le décorait était de telle sorte qu'elle semblait en réfléchir une trentaine d'autres, le long, d'une perspective infinie; et l'ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand elle était allumée, suivie de la procession d'une trentaine de reflets pareils à elle-même, donner au buveur même solitaire l'idée que l'espace autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées par l'ivresse et qu'enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait pourtant sur quelque chose de bien plus étendu, en sa courbe indéfinie et lumineuse, qu'une allée du «Jardin de Paris». Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d'un coup, le cherchant dans la glace, je l'aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l'ivresse était plus forte que le dégoût; par gaîté ou bravade, je lui souris et en même temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l'empire éphémère et puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais d'apercevoir, c'était peut-être son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie.