– Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.

– Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.

– Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c'est matériellement impossible.

– Mais pourquoi?

– Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir.»

Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure.» Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.

Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces, l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martainville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique. Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus, parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons, à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut précieuse dans la suite.

De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château, suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher, mais pas de pensée!» Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque aussi absentes de la Légende des Siècles que les «airs», les «mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où étaient reliés les Orientales et les Chants du Crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'Automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la préface de Balzac à la Chartreuse ou des lettres inédites de Joubert, tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.