«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan.» Ce nom eut la vertu d'interrompre les fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la sœur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils.» Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas), foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des mœurs du duc. De même leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé un excellent souvenir en Turquie.»

Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire récent de Noirpois, y ciselait profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique; tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil: «Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom, qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère. Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute, pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou postérieurs au prince de Ligne.

D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante. Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente, se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre de verre.