Cette cave est au-dessous de toutes et est l’ennemie de toutes. C’est la haine sans exception. Cette cave ne connaît pas de philosophes. Son poignard n’a jamais taillé de plume. Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de l’écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce plafond asphyxiant n’ont feuilleté un livre ni déplié un journal. Babeuf est un exploiteur pour Cartouche! Marat est un aristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour but l’effondrement de tout.
De tout. Y compris les sapes supérieures, qu’elle exècre. Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillement hideux, l’ordre social actuel; elle mine la philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine, elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine le progrès. Elle s’appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre et assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûte est faite d’ignorance.
Toutes les autres, celles d’en haut, n’ont qu’un but, la supprimer. C’est là que tendent, par tous leurs organes à la fois, par l’amélioration du réel comme par la contemplation de l’absolu, la philosophie et le progrès. Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.
Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d’écrire. L’unique péril social, c’est l’Ombre.
Humanité, c’est identité. Tous les hommes sont la même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination. Même ombre avant, même chair pendant, même cendre après. Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine la noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de l’homme et y devient le Mal.
Chapitre III Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse
Un quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer, Babet et Montparnasse, gouvernait de 1830 à 1835 le troisième dessous de Paris.
Gueulemer était un Hercule déclassé. Il avait pour antre l’égout de l’Arche-Marion. Il avait six pieds de haut, des pectoraux de marbre, des biceps d’airain, une respiration de caverne, le torse d’un colosse, un crâne d’oiseau. On croyait voir l’Hercule Farnèse vêtu d’un pantalon de coutil et d’une veste de velours de coton. Gueulemer, bâti de cette façon sculpturale, aurait pu dompter les monstres; il avait trouvé plus court d’en être un. Front bas, tempes larges, moins de quarante ans et la patte d’oie, le poil rude et court, la joue en brosse, une barbe sanglière; on voit d’ici l’homme. Ses muscles sollicitaient le travail, sa stupidité n’en voulait pas. C’était une grosse force paresseuse. Il était assassin par nonchalance. On le croyait créole. Il avait probablement un peu touché au maréchal Brune, ayant été portefaix à Avignon en 1815. Après ce stage, il était passé bandit.
La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de Gueulemer. Babet était maigre et savant. Il était transparent, mais impénétrable. On voyait le jour à travers les os, mais rien à travers la prunelle. Il se déclarait chimiste. Il avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino [113]. Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. C’était un homme à intentions, beau parleur, qui soulignait ses sourires et guillemetait ses gestes. Son industrie était de vendre en plein vent des bustes de plâtre et des portraits du «chef de l’État». De plus, il arrachait les dents. Il avait montré des phénomènes dans les foires, et possédé une baraque avec trompette, et cette affiche: – Babet, artiste dentiste, membre des académies, fait des expériences physiques sur métaux et métalloïdes, extirpe les dents, entreprend les chicots abandonnés par ses confrères. Prix: une dent, un franc cinquante centimes; deux dents, deux francs; trois dents, deux francs cinquante. Profitez de l’occasion. – (Ce «profitez de l’occasion» signifiait: faites-vous-en arracher le plus possible.) Il avait été marié et avait eu des enfants. Il ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus. Il les avait perdus comme on perd son mouchoir. Haute exception dans le monde obscur dont il était, Babet lisait les journaux. Un jour, du temps qu’il avait sa famille avec lui dans sa baraque roulante, il avait lu dans le Messager qu’une femme venait d’accoucher d’un enfant suffisamment viable, ayant un mufle de veau, et il s’était écrié: Voilà une fortune! ce n’est pas ma femme qui aurait l’esprit de me faire un enfant comme cela!
Depuis, il avait tout quitté pour «entreprendre Paris». Expression de lui.
Qu’était-ce que Claquesous? C’était la nuit. Il attendait pour se montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. Le soir il sortait d’un trou où il rentrait avant le jour. Où était ce trou? Personne ne le savait. Dans la plus complète obscurité, à ses complices, il ne parlait qu’en tournant le dos. S’appelait-il Claquesous? non. Il disait: Je m’appelle Pas-du-tout. Si une chandelle survenait, il mettait un masque. Il était ventriloque. Babet disait: Claquesous est un nocturne à deux voix. Claquesous était vague, errant, terrible. On n’était pas sûr qu’il eût un nom, Claquesous étant un sobriquet; on n’était pas sûr qu’il eût une voix, son ventre parlant plus souvent que sa bouche; on n’était pas sûr qu’il eût un visage, personne n’ayant jamais vu que son masque. Il disparaissait comme un évanouissement; ses apparitions étaient des sorties de terre.
Un être lugubre, c’était Montparnasse [114]. Montparnasse était un enfant; moins de vingt ans, un joli visage, des lèvres qui ressemblaient à des cerises, de charmants cheveux noirs, la clarté du printemps dans les yeux; il avait tous les vices et aspirait à tous les crimes. La digestion du mal le mettait en appétit du pire. C’était le gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. Il était gentil, efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. Il avait le bord du chapeau relevé à gauche pour faire place à la touffe de cheveux, selon le style de 1829. Il vivait de voler violemment. Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. Montparnasse, c’était une gravure de modes ayant de la misère et commettant des meurtres. La cause de tous les attentats de cet adolescent était l’envie d’être bien mis. La première grisette qui lui avait dit: Tu es beau, lui avait jeté la tache des ténèbres dans le cœur, et avait fait un Caïn de cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu être élégant; or la première élégance, c’est l’oisiveté; l’oisiveté d’un pauvre, c’est le crime. Peu de rôdeurs étaient aussi redoutés que Montparnasse. À dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres derrière lui. Plus d’un passant les bras étendus gisait dans l’ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang. Frisé, pommadé, pincé à la taille, des hanches de femme, un buste d’officier prussien, le murmure d’admiration des filles du boulevard autour de lui, la cravate savamment nouée, un casse-tête dans sa poche, une fleur à sa boutonnière; tel était ce mirliflore du sépulcre.
[113] Bobèche: pitre célèbre sous l'Empire et la Restauration. Bobino: théâtre, situé rue Madame, où l'on jouait des pantomimes. À partir de 1828, l 'autorisation fut donnée d'y représenter des vaudevilles et des comédies.
Le portrait de Gueulemer semble bien inspiré d'un (ou plusieurs) portefaix d'Avignon avec lequel Hugo avait eu des démêlés en 1839: «[…] espèces de géants mal taillés, laids, trapus, robustes carrés, velus, odieux à voir. […] La face sinistre et louche du portefaix vous remet d'étranges souvenirs en mémoire; […] vous voyez apparaître […] l'ombre pâle du maréchal Brune et vous entendez ricaner Trestaillon.» (Carnet du voyage de 1839, éd. J. Massin, t. VI, p. 767-768.)
[114] Dernier de la série des «élégants» – Tholomyès, Bamatabois, Théodule – il hérite d'un trait du portrait de Gilé qui lui a été réservé: la touffe de cheveux. (Voir le texte du Victor Hugo raconté… donné en note 16 de I, 5.) Derrière le surnom de Montparnasse, on ne sait si l'on doit deviner le séjour des Muses ou le tout neuf cimetière, inauguré en 1824. Notons enfin que c'est sur un ton et un rythme très proches qu'est écrit le portrait de Morny au début de Histoire d'un crime, comme si l'escarpe et le duc étaient un peu cousins, par le dandysme et la cruauté.