Chapitre XXII Le petit qui criait au tome deux [136]
Le lendemain du jour où ces événements s’étaient accomplis dans la maison du boulevard de l’Hôpital, un enfant, qui semblait venir du côté du pont d’Austerlitz, montait par la contre-allée de droite dans la direction de la barrière de Fontainebleau. Il était nuit close. Cet enfant était pâle, maigre, vêtu de loques, avec un pantalon de toile au mois de février, et chantait à tue-tête.
Au coin de la rue du Petit-Banquier, une vieille courbée fouillait dans un tas d’ordures à la lueur du réverbère; l’enfant la heurta en passant, puis recula en s’écriant:
– Tiens! moi qui avait pris ça pour un énorme, un énorme chien [137]!
Il prononça le mot énorme pour la seconde fois avec un renflement de voix goguenarde que des majuscules exprimeraient assez bien: un énorme, un ÉNORME chien!
La vieille se redressa furieuse.
– Carcan de moutard! grommela-t-elle. Si je n’avais pas été penchée, je sais bien où je t’aurais flanqué mon pied!
L’enfant était déjà à distance.
– Kisss! kisss! fit-il. Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé.
La vieille, suffoquée d’indignation, se dressa tout à fait, et le rougeoiement de la lanterne éclaira en plein sa face livide, toute creusée d’angles et de rides, avec des pattes d’oie rejoignant les coins de la bouche. Le corps se perdait dans l’ombre et l’on ne voyait que la tête. On eût dit le masque de la Décrépitude découpé par une lueur dans la nuit. L’enfant la considéra.
– Madame, dit-il, n’a pas le genre de beauté qui me conviendrait.
Il poursuivit son chemin et se remit à chanter:
Au bout de ces trois vers, il s’interrompit. Il était arrivé devant le numéro 50-52, et, trouvant la porte fermée, il avait commencé à la battre à coups de pied, coups de pied retentissants et héroïques, lesquels décelaient plutôt les souliers d’homme qu’il portait que les pieds d’enfant qu’il avait.
Cependant cette même vieille qu’il avait rencontrée au coin de la rue du Petit-Banquier accourait derrière lui poussant des clameurs et prodiguant des gestes démesurés.
– Qu’est-ce que c’est? qu’est-ce que c’est? Dieu Seigneur! on enfonce la porte! on défonce la maison!
Les coups de pied continuaient.
La vieille s’époumonait.
– Est-ce qu’on arrange les bâtiments comme ça à présent!
Tout à coup elle s’arrêta. Elle avait reconnu le gamin.
– Quoi! c’est ce satan!
– Tiens, c’est la vieille, dit l’enfant. Bonjour, la Burgonmuche. Je viens voir mes ancêtres.
La vieille répondit, avec une grimace composite, admirable improvisation de la haine tirant parti de la caducité et de la laideur, qui fut malheureusement perdue dans l’obscurité:
– Il n’y a personne, mufle.
– Bah! reprit l’enfant, où donc est mon père?
– À la Force.
– Tiens! et ma mère?
– À Saint-Lazare.
– Eh bien! et mes sœurs?
– Aux Madelonnettes.
L’enfant se gratta le derrière de l’oreille, regarda mame Burgon, et dit:
– Ah!
Puis il pirouetta sur ses talons, et, un moment après, la vieille restée sur le pas de la porte l’entendit qui chantait de sa voix claire et jeune en s’enfonçant sous les ormes noirs frissonnant au vent d’hiver:
(1862)
[136] Dans l'édition originale: «Le petit qui criait au tome III»; l'édition comprenant deux volumes par partie, le tome III était le premier de la seconde partie. C'est en II, 3, 1 que l'on entend «le cri d'un très jeune enfant» au fond de l'auberge Thénardier. Mais on perd quelque chose à changer le numéro du tome: Gavroche est le troisième enfant du couple Thénardier, Victor Hugo aussi était le «tome III» de Sophie et Léopold.
[137] «Chose vue» par V. Hugo le 17 décembre 1846: «5 h du soir. Tout à l'heure, je venais par la rue du Palais-Royal. Une vieille courbée fouillait dans un tas d'ordures à la lueur d'un réverbère. Un gamin passe et se heurte à la vieille.
«- Tiens, moi qui avais pris ça pour un énorme, un énorme chien! (Il renfle sa voix sur le second énorme.)
– Sacré moutard! Si j'avais pas été penchée, je t'aurais joliment foutu mon pied au cul!
– Csss! Csss! Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé.» (Choses vues, ouv. cit., 1830-1846, p. 465.)