– Être libre, dit Combeferre [89].
Marius à son tour baissa la tête. Ce mot simple et froid avait traversé comme une lame d’acier son effusion épique, et il la sentait s’évanouir en lui. Lorsqu’il leva les yeux, Combeferre n’était plus là. Satisfait probablement de sa réplique à l’apothéose, il venait de partir, et tous, excepté Enjolras, l’avaient suivi. La salle s’était vidée. Enjolras, resté seul avec Marius, le regardait gravement. Marius cependant, ayant un peu rallié ses idées, ne se tenait pas pour battu; il y avait en lui un reste de bouillonnement qui allait sans doute se traduire en syllogismes déployés contre Enjolras, quand tout à coup on entendit quelqu’un qui chantait dans l’escalier en s’en allant. C’était Combeferre, et voici ce qu’il chantait:
L’accent tendre et farouche dont Combeferre le chantait donnait à ce couplet une sorte de grandeur étrange. Marius, pensif et l’œil au plafond, répéta presque machinalement: Ma mère?…
En ce moment, il sentit sur son épaule la main d’Enjolras.
– Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère, c’est la République.
Cette soirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscurité triste dans l’âme. Il éprouva ce qu’éprouve peut-être la terre au moment où on l’ouvre avec le fer pour y déposer le grain de blé; elle ne sent que la blessure; le tressaillement du germe et la joie du fruit n’arrivent que plus tard.
Marius fut sombre. Il venait à peine de se faire une foi; fallait-il donc déjà la rejeter? il s’affirma à lui-même que non. Il se déclara qu’il ne voulait pas douter, et il commença à douter malgré lui. Être entre deux religions, l’une dont on n’est pas encore sorti, l’autre où l’on n’est pas encore entré, cela est insupportable; et ces crépuscules ne plaisent qu’aux âmes chauves-souris. Marius était une prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les demi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir de rester où il était et de s’en tenir là, il était invinciblement contraint de continuer, d’avancer, d’examiner, de penser, de marcher plus loin. Où cela allait-il le conduire? il craignait, après avoir fait tant de pas qui l’avaient rapproché de son père, de faire maintenant des pas qui l’en éloigneraient. Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient. L’escarpement se dessinait autour de lui. Il n’était d’accord ni avec son grand-père, ni avec ses amis; téméraire pour l’un, arriéré pour les autres; et il se reconnut doublement isolé, du côté de la vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessa d’aller au café Musain.
Dans ce trouble où était sa conscience, il ne songeait plus guère à de certains côtés sérieux de l’existence. Les réalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur coup de coude.
Un matin, le maître de l’hôtel entra dans la chambre de Marius et lui dit:
– Monsieur Courfeyrac a répondu pour vous.
– Oui.
– Mais il me faudrait de l’argent.
– Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius.
Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. Marius lui conta ce qu’il n’avait pas songé à lui dire encore, qu’il était comme seul au monde et n’ayant pas de parents.
– Qu’allez-vous devenir? dit Courfeyrac.
– Je n’en sais rien, répondit Marius.
– Qu’allez-vous faire?
– Je n’en sais rien.
– Avez-vous de l’argent?
– Quinze francs.
– Voulez-vous que je vous en prête?
– Jamais.
– Avez-vous des habits?
– Voilà.
– Avez-vous des bijoux?
– Une montre.
– D’argent?
– D’or. La voici.
– Je sais un marchand d’habits qui vous prendra votre redingote et un pantalon.
– C’est bien.
– Vous n’aurez plus qu’un pantalon, un gilet, un chapeau et un habit.
– Et mes bottes.
– Quoi! vous n’irez pas pieds nus? quelle opulence!
– Ce sera assez.
– Je sais un horloger qui vous achètera votre montre.
– C’est bon.
– Non, ce n’est pas bon. Que ferez-vous après?
– Tout ce qu’il faudra. Tout l’honnête du moins.
– Savez-vous l’anglais?
– Non.
– Savez-vous l’allemand?
– Non.
– Tant pis.
– Pourquoi?
– C’est qu’un de mes amis, libraire, fait une façon d’encyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire des articles allemands ou anglais. C’est mal payé, mais on vit.
– J’apprendrai l’anglais et l’allemand.
– Et en attendant?
– En attendant je mangerai mes habits et ma montre.
On fit venir le marchand d’habits. Il acheta la défroque vingt francs. On alla chez l’horloger. Il acheta la montre quarante-cinq francs.
– Ce n’est pas mal, disait Marius à Courfeyrac en rentrant à l’hôtel, avec mes quinze francs, cela fait quatre-vingts francs.
– Et la note de l’hôtel? observa Courfeyrac.
– Tiens, j’oubliais, dit Marius.
L’hôte présenta sa note qu’il fallut payer sur-le-champ. Elle se montait à soixante-dix francs.
– Il me reste dix francs, dit Marius.
– Diable, fit Courfeyrac, vous mangerez cinq francs pendant que vous apprendrez l’anglais, et cinq francs pendant que vous apprendrez l’allemand. Ce sera avaler une langue bien vite ou une pièce de cent sous bien lentement.
Cependant la tante Gillenormand, assez bonne personne au fond dans les occasions tristes, avait fini par déterrer le logis de Marius. Un matin, comme Marius revenait de l’école, il trouva une lettre de sa tante et les soixante pistoles, c’est-à-dire six cents francs en or dans une boîte cachetée.
[89] À toute cette conversation fait écho le dialogue entre Lahorie et trois autres généraux, aux Feuillantines devant Victor enfant, raconté dans Le Droit et la Loi (Actes et Paroles I, Avant l'exil, voir vol. Politique) et qui se termine par «Avant tout, la liberté I».
[91] Juvénal, Satires, III, 164-165: «Haud facile emergunt quorum virtutibus obstat res angusta domi»: «Ils ne réussissent pas facilement ceux dont le train de vie étroit bloque les qualités.» Notons que Hugo fait se succéder le mot «République» – fin du chapitre 5 – et «Pauvreté» – titre du chapitre VI, selon une formule implicite: Res publica, res angusta. On sait par ailleurs que Hugo affectionnait particulièrement la devise, gravée à Hauteville-House, «Ad augusta per angusta» («Aux choses sublimes par les voies étroites») qui était le mot de passe des conjurés d'Hernani.