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Eh bien! il me semble que je suis encore dans la tour du bourdon. C’est tout ensemble un étourdissement et un éblouissement. Il y a comme un bruit de cloche qui ébranle les cavités de mon cerveau, et autour de moi je n’aperçois plus cette vie plane et tranquille que j’ai quittée, et où les autres hommes cheminent encore, que de loin et à travers les crevasses d’un abîme.

XXXVII

L’Hôtel de Ville est un édifice sinistre.

Avec son toit aigu et roide, son clocheton bizarre, son grand cadran blanc, ses étages à petites colonnes, ses mille croisées, ses escaliers usés par les pas, ses deux arches à droite et à gauche, il est là, de plain-pied avec la Grève; sombre, lugubre, la face toute rongée de vieillesse, et si noir qu’il est noir au soleil.

Les jours d’exécution, il vomit des gendarmes de toutes ses portes, et regarde le condamné avec toutes ses fenêtres.

Et le soir, son cadran, qui a marqué l’heure, reste lumineux sur sa façade ténébreuse.

XXXVIII

Il est une heure et quart.

Voici ce que j’éprouve maintenant:

Une violente douleur de tête. Les reins froids, le front brûlant. Chaque fois que je me lève ou que je me penche, il me semble qu’il y a un liquide qui flotte dans mon cerveau, et qui fait battre ma cervelle contre les parois du crâne.

J’ai des tressaillements convulsifs, et de temps en temps la plume tombe de mes mains comme par une secousse galvanique.

Les yeux me cuisent comme si j’étais dans la fumée.

J’ai mal dans les coudes.

Encore deux heures et quarante-cinq minutes, et je serai guéri.

XXXIX

Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée.

Eh! qu’est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour? Qu’est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentement et si vite? Qu’est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l’échafaud?

Apparemment ce n’est pas là souffrir.

Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée?

Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs? Qui le leur a dit? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier et qu’elle ait crié au peuple: Cela ne fait pas de mal!

Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire: C’est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne.

Est-ce Robespierre? Est-ce Louis XVI?…

Non, rien! moins qu’une minute, moins qu’une seconde, et la chose est faite. – Se sont-ils jamais mis, seulement en pensée, à la place de celui qui est là, au moment où le lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs, brise les vertèbres… Mais quoi! une demi-seconde! la douleur est escamotée… Horreur!

XL

Il est singulier que je pense sans cesse au roi. J’ai beau faire, beau secouer la tête, j’ai une voix dans l’oreille qui me dit toujours:

– Il y a dans cette même ville, à cette même heure, et pas bien loin d’ici, dans un autre palais, un homme qui a aussi des gardes à toutes ses portes, un homme unique comme toi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut que tu es bas. Sa vie entière, minute par minute, n’est que gloire, grandeur, délices, enivrement. Tout est autour de lui amour, respect, vénération. Les voix les plus hautes deviennent basses en lui parlant et les fronts les plus fiers ploient. Il n’a que de la soie et de l’or sous les yeux. À cette heure, il tient quelque conseil de ministres où tous sont de son avis, ou bien songe à la chasse de demain, au bal de ce soir, sûr que la fête viendra à l’heure, et laissant à d’autres le travail de ses plaisirs. Eh bien! cet homme est de chair et d’os comme toi! – Et pour qu’à l’instant même l’horrible échafaud s’écroulât, pour que tout te fût rendu, vie, liberté, fortune, famille, il suffirait qu’il écrivît avec cette plume les sept lettres de son nom au bas d’un morceau de papier, ou même que son carrosse rencontrât ta charrette! – Et il est bon, et il ne demanderait pas mieux peut-être, et il n’en sera rien!

XLI

Eh bien donc! ayons courage avec la mort, prenons cette horrible idée à deux mains, et considérons-la en face. Demandons-lui compte de ce qu’elle est, sachons ce qu’elle nous veut, retournons-la en tous sens, épelons l’énigme, et regardons d’avance dans le tombeau.

Il me semble que, dès que mes yeux seront fermés, je verrai une grande clarté et des abîmes de lumière où mon esprit roulera sans fin. Il me semble que le ciel sera lumineux de sa propre essence, que les astres y feront des taches obscures, et qu’au lieu d’être comme pour les yeux vivants des paillettes d’or sur du velours noir, ils sembleront des points noirs sur du drap d’or.

Ou bien, misérable que je suis, ce sera peut-être un gouffre hideux, profond, dont les parois seront tapissées de ténèbres, et où je tomberai sans cesse en voyant des formes remuer dans l’ombre.

Ou bien, en m’éveillant après le coup, je me trouverai peut-être sur quelque surface plane et humide, rampant dans l’obscurité et tournant sur moi-même comme une tête qui roule. Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera, et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes. Il y aura par places des mares et des ruisseaux d’un liquide inconnu et tiède; tout sera noir. Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront qu’un ciel d’ombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin dans le fond de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. Ils verront aussi voltiger dans la nuit de petites étincelles rouges, qui, en s’approchant, deviendront des oiseaux de feu. Et ce sera ainsi toute l’éternité.

Il se peut bien aussi qu’à certaines dates les morts de la Grève se rassemblent par de noires nuits d’hiver sur la place qui est à eux. Ce sera une foule pâle et sanglante, et je n’y manquerai pas. Il n’y aura pas de lune, et l’on parlera à voix basse. L’Hôtel de Ville sera là, avec sa façade vermoulue, son toit déchiqueté, et son cadran qui aura été sans pitié pour tous. Il y aura sur la place une guillotine de l’enfer où un démon exécutera un bourreau; ce sera à quatre heures du matin. À notre tour nous ferons foule autour.

Il est probable que cela est ainsi. Mais si ces morts-là reviennent, sous quelle forme reviennent-ils? Que gardent-ils de leur corps incomplet et mutilé? Que choisissent-ils? Est-ce la tête ou le tronc qui est spectre?

Hélas! qu’est-ce que la mort fait avec notre âme? quelle nature lui laisse-t-elle? qu’a-t-elle à lui prendre ou à lui donner? où la met-elle? lui prête-t-elle quelquefois des yeux de chair pour regarder sur la terre et pleurer?