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Alors, qu’on me l’amène, tout palpitant, tout frissonnant de la tête aux pieds; qu’on me jette entre ses bras, à ses genoux; et il pleurera, et nous pleurerons, et il sera éloquent, et je serai consolé, et mon cœur se dégonflera dans le sien, et il prendra mon âme, et je prendrai son Dieu.

Mais, ce bon vieillard, qu’est-il pour moi? que suis-je pour lui? Un individu de l’espèce malheureuse, une ombre comme il en a déjà tant vu, une unité à ajouter au chiffre des exécutions.

J’ai peut-être tort de le repousser ainsi; c’est lui qui est bon et moi qui suis mauvais. Hélas! ce n’est pas ma faute. C’est mon souffle de condamné qui gâte et flétrit tout.

On vient de m’apporter de la nourriture; ils ont cru que je devais avoir besoin. Une table délicate et recherchée, un poulet, il me semble, et autre chose encore. Eh bien! j’ai essayé de manger; mais, à la première bouchée, tout est tombé de ma bouche, tant cela m’a paru amer et fétide!

XXXI

Il vient d’entrer un monsieur, le chapeau sur la tête, qui m’a à peine regardé, puis a ouvert un pied-de-roi et s’est mis à mesurer de bas en haut les pierres du mur, parlant d’une voix très haute pour dire tantôt: C’est cela; tantôt: Ce n’est pas cela.

J’ai demandé au gendarme qui c’était. Il paraît que c’est une espèce de sous-architecte employé à la prison.

De son côté, sa curiosité s’est éveillée sur mon compte. Il a échangé quelques demi-mots avec le porte-clefs qui l’accompagnait; puis a fixé un instant les yeux sur moi, a secoué la tête d’un air insouciant, et s’est remis à parler à haute voix et à prendre des mesures.

Sa besogne finie, il s’est approché de moi en me disant avec sa voix éclatante:

– Mon bon ami, dans six mois cette prison sera beaucoup mieux.

Et son geste semblait ajouter:

– Vous n’en jouirez pas, c’est dommage.

Il souriait presque. J’ai cru voir le moment où il allait me railler doucement, comme on plaisante une jeune mariée le soir de ses noces.

Mon gendarme, vieux soldat à chevrons, s’est chargé de la réponse.

– Monsieur, lui a-t-il dit, on ne parle pas si haut dans la chambre d’un mort.

L’architecte s’en est allé.

Moi, j’étais là, comme une des pierres qu’il mesurait.

XXXII

Et puis, il m’est arrivé une chose ridicule.

On est venu relever mon bon vieux gendarme, auquel, ingrat égoïste que je suis, je n’ai seulement pas serré la main. Un autre l’a remplacé, homme à front déprimé, des yeux de bœuf, une figure inepte.

Au reste, je n’y avais fait aucune attention. Je tournais le dos à la porte, assis devant la table; je tâchais de rafraîchir mon front avec ma main, et mes pensées troublaient mon esprit.

Un léger coup, frappé sur mon épaule, m’a fait tourner la tête. C’était le nouveau gendarme, avec qui j’étais seul.

Voici à peu près de quelle façon il m’a adressé la parole.

– Criminel, avez-vous bon cœur?

– Non, lui ai-je dit.

La brusquerie de ma réponse a paru le déconcerter. Cependant il a repris en hésitant:

– On n’est pas méchant pour le plaisir de l’être.

– Pourquoi non? ai-je répliqué. Si vous n’avez que cela à me dire, laissez-moi. Où voulez-vous en venir?

– Pardon, mon criminel, a-t-il répondu. Deux mots seulement. Voici. Si vous pouviez faire le bonheur d’un pauvre homme, et que cela ne vous coûtât rien, est-ce que vous ne le feriez pas?

J’ai haussé les épaules.

– Est-ce que vous arrivez de Charenton? Vous choisissez un singulier vase pour y puiser du bonheur. Moi, faire le bonheur de quelqu’un!

Il a baissé la voix et pris un air mystérieux, ce qui n’allait pas à sa figure idiote.

– Oui, criminel, oui bonheur, oui fortune. Tout cela me sera venu de vous. Voici. Je suis un pauvre gendarme. Le service est lourd, la paye est légère; mon cheval est à moi et me ruine. Or, je mets à la loterie pour contre-balancer. Il faut bien avoir une industrie. Jusqu’ici il ne m’a manqué pour gagner que d’avoir de bons numéros. J’en cherche partout de sûrs; je tombe toujours à côté. Je mets le 76; il sort le 77. J’ai beau les nourrir, ils ne viennent pas… – Un peu de patience, s’il vous plaît; je suis à la fin. – Or, voici une belle occasion pour moi. Il paraît, pardon, criminel, que vous passez aujourd’hui. Il est certain que les morts qu’on fait périr comme cela voient la loterie d’avance. Promettez-moi de venir demain soir, qu’est-ce que cela vous fait? me donner trois numéros, trois bons. Hein? – Je n’ai pas peur des revenants, soyez tranquille. – Voici mon adresse: Caserne Popincourt, escalier A, n° 26, au fond du corridor. Vous me reconnaîtrez bien, n’est-ce pas? – Venez même ce soir, si cela vous est plus commode.

J’aurais dédaigné de lui répondre, à cet imbécile, si une espérance folle ne m’avait traversé l’esprit. Dans la position désespérée où je suis, on croit par moments qu’on briserait une chaîne avec un cheveu.

– Écoute, lui ai-je dit en faisant le comédien autant que le peut faire celui qui va mourir, je puis en effet te rendre plus riche que le roi, te faire gagner des millions. – À une condition.

Il ouvrait des yeux stupides.

– Laquelle? laquelle? tout pour vous plaire, mon criminel.

– Au lieu de trois numéros, je t’en promets quatre. Change d’habits avec moi.

– Si ce n’est que cela! s’est-il écrié en défaisant les premières agrafes de son uniforme.

Je m’étais levé de ma chaise. J’observais tous ses mouvements, mon cœur palpitait. Je voyais déjà les portes s’ouvrir devant l’uniforme de gendarme, et la place, et la rue, et le Palais de Justice derrière moi!

Mais il s’est retourné d’un air indécis.

– Ah ça! ce n’est pas pour sortir d’ici?

J’ai compris que tout était perdu. Cependant j’ai tenté un dernier effort, bien inutile et bien insensé!

– Si fait, lui ai-je dit, mais ta fortune est faite…

Il m’a interrompu.

– Ah bien non! tiens! et mes numéros! Pour qu’ils soient bons, il faut que vous soyez mort.

Je me suis rassis, muet et plus désespéré de toute l’espérance que j’avais eue.