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– Il est temps! me dit le docteur, en me tirant par la manche, si vous ne leur dites pas maintenant que vous connaissez leurs projets, tout est perdu! Voyez, ils chargent déjà… si vous ne voulez rien dire, je vais moi-même…

– Pas pour rien au monde, docteur, lui répondis-je en le retenant par la main; vous gâteriez tout. Vous m’avez donné votre parole de ne pas vous en mêler… qu’est-ce que cela vous fait? Je puis bien mourir peut-être!

Il me regarda avec étonnement.

– Ah! c’est autre chose…, seulement ne vous plaignez pas de moi dans l’autre monde.

Le capitaine cependant chargea les pistolets, en donna un à Groutchnitski en souriant et en chuchotant quelque chose à son oreille, et me remit l’autre.

Je me plaçai à l’angle de la petite plate-forme, solidement appuyé avec ma jambe gauche contre une pierre et me penchant un peu en avant, de manière que si je ne recevais qu’une blessure légère je pusse ne pas tomber en arrière.

Groutchnitski se plaça devant moi et au signal donné commença à lever son pistolet. Ses jambes tremblaient, il me visa droit au front.

Une fureur inexprimable s’alluma alors dans mon sein.

Soudain il abaissa le canon de son pistolet et, pâle comme un linge, se tourna vers ses seconds.

– Je ne puis! dit-il d’une voix étouffée.

– Poltron! lui répondit le capitaine.

Le coup partit; la balle m’égratigna le genou; je fis involontairement quelques pas en avant afin de m’éloigner plus vite du bord.

– Allons! mon cher Groutchnitski! Je regrette que tu aies manqué ton coup; dit le capitaine, c’est à ton tour de te placer! Embrasse-moi; nous ne nous reverrons plus.

Ils s’embrassèrent, le capitaine avait toutes les peines du monde à s’empêcher de rire.

– Ne crains rien, ajouta-t-il en regardant avec finesse Groutchnitski; tout est absurde en ce monde; la nature est stupide, le destin un dindon et la vie ne vaut pas un copek!…

Après ces phrases à effet, dites avec un sérieux de convention, il retourna à sa place.

Ivan Ignatiévitch embrassa aussi en pleurant Groutchnitski et alors il resta seul devant moi. J’ai tâché depuis de m’expliquer les sentiments qui bouillonnaient dans mon âme en ce moment. Il y avait le dépit que donne l’amour-propre blessé, le mépris et la colère. Je ne pouvais m’empêcher de penser que cet homme, qui maintenant me regardait avec une telle confiance et avec une tranquille audace, deux minutes avant, sans s’exposer lui-même à aucun danger, avait voulu me tuer comme un chien; car si j’avais reçu une blessure plus grave à la jambe, je serais allé rouler inévitablement sur les rochers.

J’examinai son visage quelques instants avec beaucoup d’attention, m’efforçant d’y découvrir quelques traces de repentir. Mais il me sembla au contraire le voir dissimuler un sourire.

– Je vous invite à prier Dieu avant de mourir! lui dis-je alors:

– Ne craignez pas plus pour mon âme que pour la vôtre. Je vous en prie, tirez plus vite.

– Vous ne voulez pas rétracter vos calomnies? Vous ne voulez pas me faire des excuses? Réfléchissez bien! Votre conscience ne vous reproche-t-elle rien?

– Monsieur Petchorin! me cria le capitaine de dragons: Vous n’êtes pas ici pour confesser quelqu’un; permettez-moi de vous le faire remarquer, finissez plus vite; si contre toute attente quelqu’un allait venir dans le défilé et nous voir.

– Bien! docteur, voudriez-vous venir jusqu’à moi?»

Le docteur s’avança; pauvre docteur! il était plus pâle que Groutchnitski dix minutes avant.

Les paroles suivantes, je les prononçai à dessein, en les scandant, à haute voix et d’une manière accentuée, comme on prononce un arrêt de mort.

– Ces messieurs, sûrement dans leur précipitation ont oublié de mettre une balle dans mon pistolet. Je vous prie de le charger de nouveau et avec soin.

– Ce n’est pas possible! cria le capitaine: cela n’est pas possible! J’ai chargé les deux pistolets: Est-ce que la balle du vôtre aurait glissé dehors? Ce n’est pas ma faute; mais vous n’avez pas le droit de le charger de nouveau… Vous n’en avez pas le droit! C’est entièrement contraire aux règles du duel; je ne le permettrai point!

– Bien! dis-je au capitaine; s’il en est ainsi, je me battrai avec vous dans les mêmes conditions.

Il s’arrêta, embarrassé.

Groutchnitski attendait, la tête penchée, sur sa poitrine et avec un air consterné.

– Laisse-les faire, dit-il enfin au capitaine qui voulait arracher mon pistolet des mains du docteur: tu sais bien toi-même qu’ils ont raison!

En vain le capitaine lui fit divers signes; Groutchnitski ne voulut pas les voir.

Cependant le docteur chargea le pistolet et me le remit. Envoyant cela, le capitaine cracha, trépigna des pieds et lui dit:

– Mon cher, tu es un fou! si tu te fiais à moi, il fallait m’écouter en tout. C’est ton affaire, maintenant! tu te feras tuer comme une mouche!…

Il s’éloigna en marmottant encore:

– Mais tout cela est entièrement contraire aux règles du duel.

– Groutchnitski, m’écriai-je, il en est encore temps; rétracte tes calomnies et je te pardonne tout: tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et mon amour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous étions bons amis…

Son visage s’enflamma, ses yeux brillèrent:

– Tirez! répondit-il; je me méprise et vous déteste. Si vous ne me tuez pas, je vous tuerai la nuit, dans quelque coin. Il n’y a plus place pour nous deux sur la terre…

Je tirai…

Lorsque la fumée se fut dissipée, Groutchnitski n’était plus sur la plate-forme. Une légère colonne de poussière tourbillonnait au bord de l’abîme.

Tous poussèrent un grand cri à la fois.

– E finita la comedia, dis-je au docteur.

Il ne me répondit point et se retourna avec effroi. Je haussai les épaules et saluai les seconds de Groutchnitski. En arrivant au bas du sentier, j’aperçus entre les pointes de rochers le cadavre sanglant de mon adversaire. Malgré moi je fermai les yeux.

Je détachai mon cheval et repris au pas le chemin de ma demeure. J’avais sur le cœur comme un rocher. Le soleil me semblait pâle et ses rayons ne me réchauffaient pas. Avant d’arriver au village, je tournai à droite et suivis le défilé. La vue d’un homme m’aurait été pénible; je voulais être seul. Abandonnant mes rênes, la tête penchée sur ma poitrine, je marchai longtemps. J’arrivai enfin dans un lieu qui m’était tout à fait inconnu. Je fis faire volte-face à mon cheval et me mis à chercher mon chemin. Déjà le soleil baissait lorsque j’arrivai à Kislovodsk, épuisé de fatigue ainsi que mon cheval.