Cette soirée a été abondante en événements. À trois verstes de Kislovodsk, dans les gorges où coule le Podkumok est un rocher appelé l’anneau. Il a la forme de portes, construites par la nature elle-même. Elles s’élèvent sur une haute colline, et le soleil couchant jette à travers elles, sur le monde, son regard ardent. De nombreuses cavalcades se rendent là, pour voir l’astre à son coucher, à travers cette immense ouverture de pierre. Pas un, à la vérité ne pense au soleil. J’y ai accompagné la jeune princesse et en revenant nous avons dû traverser le Podkumok à gué. Les ruisseaux de la montagne sont très petits et dangereux, surtout ceux dont le fond est complètement variable et change chaque jour sous la pression des eaux; où se trouvait hier une pierre, aujourd’hui existe un trou. J’ai pris le cheval de la jeune princesse par les rênes et l’ai fait entrer dans l’eau qui ne dépassait pas nos genoux. Nous nous sommes mis à couper lentement le fil de l’eau en travers et en remontant le courant. On sait qu’en traversant une rivière rapide il ne faut point regarder l’eau; car alors la tête peut vous tourner. J’avais oublié de prévenir la princesse Marie de cela.
Nous étions déjà, au milieu, à l’endroit le plus rapide, lorsque se sentant chanceler sur sa selle, elle s’est écriée d’une voix faible: je me trouve mal! Je me suis penché rapidement vers elle et j’ai entouré avec mon bras sa taille souple.
«Regardez en haut! lui ai-je dit doucement; ce n’est rien! n’ayez pas peur, je suis avec vous.»
Elle s’est trouvée mieux et a eu envie de se débarrasser de mon bras; mais j’ai enlacé plus solidement sa taille svelte et charmante; ma joue frôlait presque sa joue et son haleine me brûlait.
«Que faites-vous avec moi? mon Dieu!»
Je n’ai point tenu compte de son émotion et de son trouble et de mes lèvres j’ai effleuré sa joue délicate. Elle a frissonné, mais n’a rien dit; nous marchions les derniers et personne ne nous a vus. Quand nous avons atteint le bord, tous avaient pris le trot; la princesse a retenu son cheval et je suis resté à côté d’elle; il était évident que mon silence l’inquiétait, mais j’ai pris la résolution de ne pas dire un mot. J’étais curieux de savoir comment elle se tirerait de cette situation difficile.
«Ou vous me méprisez ou vous m’aimez bien! a-t-elle dit enfin d’une voix dans laquelle il y avait des larmes. Peut-être voulez-vous vous moquer de moi! troubler mon âme et puis m’abandonner?…, Un pareil projet serait bien cruel, bien cruel. Oh non! n’est-ce pas vrai? a-t-elle ajouté d’une voix, pleine de tendresse et de confiance, n’est-ce pas vrai que je n’ai à craindre de vous, rien qui puisse vous faire oublier le respect que vous me devez? vous avez des procédés audacieux et je dois vous interroger parce que je vous ai laissé faire… Répondez donc! Parlez! je veux entendre votre voix.
Dans ces dernières paroles, il y avait une telle impatience féminine, qu’involontairement j’en ai souri. Il commençait à faire sombre… Je n’ai rien répondu.
«Vous vous taisez. Vous voulez peut-être que je vous dise la première que je vous aime?
Je continuais à me taire.
«Voulez-vous cela?» a-t-elle dit en se tournant vivement vers moi.
Il y avait quelque chose de décidé dans son regard et d’effrayant dans sa voix.
– Pourquoi?» ai-je répondu en haussant les épaules.
Elle a fouetté son cheval de sa cravache et s’est élancée à toute vitesse dans le chemin étroit et dangereux.
Cela s’est fait si vite qu’à peine si j’ai pu l’atteindre au moment où elle rejoignait le reste de la compagnie. Jusqu’à la maison elle n’a fait que rire et parler. Dans ses mouvements, il y avait quelque chose de fébrile. Elle ne m’a pas regardé une seule fois. Tout le monde a remarqué cette gaîté extraordinaire et la princesse-mère était radieuse en voyant sa fille. Sa fille avait tout simplement une attaque de nerfs. Elle passera la nuit sans dormir et à pleurer! Cette pensée me procure une immense jouissance. Il y a des moments où je comprends le Vampire! et je passe cependant pour un brave garçon; à la vérité je mérite bien ce titre.
En descendant de cheval, les dames sont allées chez la princesse. J’étais agité et je suis allé galoper dans la montagne afin de dissiper les pensées qui foisonnaient dans ma tête. La soirée était humide de rosée et on respirait une fraîcheur enivrante. La lune s’est levée derrière les sommets obscurs; à chaque pas, mon cheval faisait résonner ses fers dans le silence du défilé, J’ai mené mon cheval boire à la cascade; il a aspiré avidement deux fois l’air frais de cette nuit de juin et s’est élancé dans un chemin qui ramène à la ville. J’ai traversé le grand village; les lumières commençaient à s’éteindre aux croisées; les sentinelles, placées sur les remparts de la forteresse, et les patrouilles de Cosaques, s’appelaient lentement.
Dans une des maisons du village, placée au bord du ravin, j’ai remarqué un éclairage extraordinaire. Un bruit confus et des cris m’ont fait comprendre que c’était un banquet militaire. Je suis descendu de cheval et me suis approché de la fenêtre. Un volet, qui n’était pas complètement fermé, m’a permis de voir les convives et d’entendre leurs paroles. On parlait de moi.
Le capitaine de dragons, échauffé par le vin, a frappé sur la table avec son poing pour exiger l’attention.
«Messieurs, a-t-il dit, on n’a jamais rien vu de pareil.
Il faut mettre Petchorin à la raison; ces Pétersbourgeois sont des béjaunes qui se croient quelque chose, parce qu’on ne leur tape pas sur le nez. Ce Petchorin s’imagine qu’il n’y a que lui qui sache vivre dans le monde, parce qu’il porte toujours des gants frais et des bottes vernies. Quel sourire hautain! et au fond je suis sûr que c’est un poltron, – oui, un poltron.
– Pour moi, je le crois aussi, a dit Groutchnitski; car il a l’habitude de se tirer d’affaire avec une plaisanterie… Je lui ai dit un jour de telles choses, qu’un autre m’aurait taillé en pièces sur place; il a pris tout cela en plaisantant. Je ne l’ai point provoqué; car enfin c’était son affaire, et je ne voulais pas commencer.
Quelqu’un s’est écrié:
«Groutchnitski est furieux contre Petchorin, parce qu’il lui a pris le cœur de la jeune princesse.
– En voilà encore une invention! Il est vrai que j’ai fait la cour à la princesse, mais je me suis retiré tout de suite; mon intention n’était pas de l’épouser. Or, compromettre une jeune fille n’entre pas dans mes principes.
– Oui! Je vous assure que le premier lâche est Petchorin et non Groutchnitski. D’abord Groutchnitski est brave et puis mon plus sincère ami, a dit de nouveau le capitaine de dragons. Messieurs, personne ici ne défend Petchorin? Personne, tant mieux!… Voulez-vous essayer sa valeur? Cela vous amusera.
– Nous voulons bien; mais comment?
– Eh bien! écoutez, Groutchnitski est particulièrement irrité contre lui; à lui le premier rôle. Il cherchera quelque absurde querelle à Petchorin et le provoquera en duel. Mais attendez; voici où sera le plaisant de la chose: Il le provoquera en duel, bien! Tout cela, provocation, préparatifs, conditions, sera on ne peut plus solennel; j’en fais mon affaire. Je serai ton second, mon pauvre ami. Mais voici comment tout s’arrangera: Nous ne mettrons pas de balles dans les pistolets. Je vous réponds que Petchorin aura peur. Que le diable m’emporte si ce n’est pas vrai! Je les placerai à cinq pas. Consentez-vous, messieurs?