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Groutchnitski n’a pu supporter ce coup; comme tous les jeunes gens, il a des prétentions à paraître vieux, il pense que sur son visage les traces profondes des passions remplacent les rides de l’âge. Il m’a lancé un regard furibond, a frappé du pied et s’est éloigné.

– Avouez! ai-je dit à la princesse, que quoiqu’il ait été toujours très ridicule, il a été bien près de vous intéresser… avec son manteau gris?»

Elle a baissé les yeux et n’a pas répondu. Groutchnitski a poursuivi la princesse pendant toute la soirée et a toujours dansé avec elle ou vis-à-vis d’elle. Il la dévorait des yeux, soupirait et l’ennuyait de ses prières et de ses reproches; après le troisième quadrille elle le détestait déjà.

«Je ne m’attendais pas à cela de toi; m’a-t-il dit, en s’approchant de moi et me prenant le bras.

– Eh bien, quoi?

– Ne danses-tu pas la mazurka avec elle? m’a-t-il demandé d’une voix superbe. Elle me l’a avoué.

– Eh bien! est-ce un secret?

– Oui, je vois clair!… Je devais m’attendre à cela de la part de cette petite fillette, de cette coquette; je saurai me venger.

– Prends-t’en à ton manteau ou à tes épaulettes! Pourquoi l’accuser, elle? Est-ce sa faute, si tu ne lui plais plus?

– Pourquoi m’avoir donné des espérances?

– Pourquoi as-tu espéré? On peut toujours désirer et demander n’importe quoi, je le comprends; mais qui peut espérer?

– Tu as gagné ton pari; mais pas complètement, a-t-il dit avec un air irrité.»

La mazurka a commencé: Groutchnitski n’a choisi tout le temps que la princesse; les autres la choisissaient aussi à chaque instant. Il était évident que c’était un complot organisé contre moi. Tant mieux! Elle a envie de causer avec moi; ils l’en empêchent, elle le désirera bien davantage!

Je lui ai serré deux fois la main; à la deuxième elle l’a retirée sans dire un mot.

«Je dormirai mal cette nuit, m’a-t-elle dit, lorsque la mazurka s’achevait.

– Est-ce Groutchnitski qui en est la cause?

– Oh non! et son visage est devenu si triste, si mélancolique, que je me suis juré de lui baiser la main dès ce soir.»

On allait partir; en aidant la jeune princesse à se placer dans sa voiture, j’ai porté rapidement sa petite main à mes lèvres; il faisait sombre et personne n’a pu nous voir.

Je suis revenu dans le salon très satisfait de moi.

Autour d’une grande table, les jeunes gens soupaient, et au milieu d’eux Groutchnitski. Lorsque je suis entré, tous se sont tus; évidemment on parlait de moi. Beaucoup, depuis le bal, me boudent et particulièrement le capitaine de dragons. Il paraît qu’ils ont décidément organisé contre moi un complot sous le commandement de Groutchnitski. Aussi a-t-il l’air insolent et brave. J’en suis très heureux; j’aime me savoir des ennemis, quoique ce ne soit pas très chrétien; cela m’amuse et fouette mon sang. Se tenir sur ses gardes, surprendre chacun de leurs regards, deviner chacune de leurs paroles, pénétrer leurs intentions, faire avorter leurs projets; feindre d’être trompé, et soudain faire crouler d’un seul coup, cet énorme édifice, qui leur a donné tant de peines et leur a fait dépenser tant d’adresse et de réflexion. Voilà ce que j’appelle vivre!

Pendant le restant du souper, Groutchnitski n’a cessé de chuchoter avec le capitaine de dragons et d’échanger des regards d’intelligence avec lui.

14 Juin.

Ce matin Viéra est partie avec son mari pour Kislovodsk; j’ai rencontré leur voiture en allant chez la princesse Ligowska. Elle m’a salué de la tête; dans son regard il y avait un reproche.

De quoi suis-je coupable? Pourquoi ne veut-elle pas m’accorder un tête-à-tête? L’amour est comme le feu: sans aliment il s’éteint. La jalousie fera peut-être ce que n’eussent pu faire les prières.

Je suis resté avec la mère de la princesse une heure entière. Sa fille n’a pas paru; elle est malade et n’est point allée ce soir au boulevard. Les membres de la ligue qui s’est formée naguères contre moi se sont armés de lorgnons et ont pris un air menaçant. Je suis heureux de savoir la jeune princesse malade, ils lui auraient fait quelque méchanceté. Groutchnitski a les cheveux en désordre et un air désespéré; il me paraît réellement blessé dans son amour-propre. Allons! il est encore de ces hommes, que le désespoir amuse.

En revenant chez moi, j’ai cru remarquer que je n’étais pas satisfait; il me manquait quelque chose; je ne l’ai pas vue! elle est malade! serais-je déjà amoureux? Quelle absurdité!

15 Juin.

À onze heures du matin, heure à laquelle la mère de la princesse va aux bains Ermoloff, je suis passé près de la fenêtre où elle rêvait; en m’apercevant, elle s’est retirée.

Je suis entré dans l’antichambre; il n’y avait personne, et sans me faire annoncer, selon les habitudes de la maison, j’ai pénétré dans le salon. Une pâleur profonde s’est répandue sur le joli visage de la jeune princesse; elle était au piano, une main appuyée au dossier de son fauteuil; cette main tremblait un peu. Je me suis approché d’elle doucement et lui ai dit:

«Vous êtes fâchée contre moi?»

Elle a jeté sur moi un regard langoureux et profond, et a secoué la tête; ses lèvres voulaient dire quelque chose et ne le pouvaient pas; ses yeux se sont remplis de larmes; elle s’est affaissée sur son fauteuil et s’est caché le visage dans ses mains.

«Qu’avez-vous? lui ai-je dit, en lui prenant la main.

– Vous n’avez pas d’estime pour moi! oh! laissez-moi!»

J’ai fait quelques pas; elle s’est redressée sur son fauteuil; ses yeux étincelaient. Je me suis arrêté en m’appuyant d’une main à la porte et lui ai dit:

«Pardonnez-moi, princesse, je viens de me conduire comme un fou; cela ne m’arrivera plus; je serai plus prudent, – mais pourquoi vous faire connaître ce qui se passe dans mon âme? Vous ne le saurez jamais, et tant mieux pour vous. Adieu!…»

En m’en allant, il m’a semblé que je l’entendais pleurer.

J’ai rôdé à pied jusqu’au soir dans les environs du Machuk; j’étais horriblement fatigué et en rentrant chez moi je me suis jeté sur mon lit, complètement harassé.

Verner est venu chez moi.

«Est-ce vrai, m’a-t-il demandé, que vous épousez la princesse Marie Ligowska?

– Mais, qui dit cela?

– Toute la ville le dit; tous mes malades se préoccupent de cette importante nouvelle, et ces malades, drôle de population, savent tout.»

C’est un tour que me joue Groutchnitski! ai-je pensé.

«Afin de vous prouver, docteur, la fausseté de ces bruits, je vous confie en secret que demain je pars pour Kislovodsk.