– Voyez quel peuple! me dit-il: ils ne savent pas demander du pain en Russe, mais par exemple ils ont appris à dire: seigneur l’officier donne-moi un pourboire; selon moi les Tartares valent mieux, ils ne boivent pas.
Il restait encore une verste à parcourir avant d’arriver au relais. Autour de nous, tout était calme, si calme, que par le murmure des moucherons on aurait pu suivre leur vol; à gauche se trouvait un précipice sombre; derrière ce précipice et devant nous, les crêtes des montagnes, d’un bleu foncé, sillonnées par de grandes ravines et couvertes de neige, se dessinaient sur un horizon pâle, gardant encore les derniers reflets du crépuscule. Dans le ciel assombri les étoiles commençaient à briller et il me semblait, chose étrange, qu’elles étaient plus élevées que dans nos contrées du Nord. Des deux côtés de la route, des pierres nues et noires surgissaient de dessous la neige comme des arbustes. Pas une feuille ne bougeait et c’était plaisir d’entendre, au milieu de ce tableau de nature morte, le souffle de l’attelage de poste fatigué et le tintement inégal des grelots russes.
– Demain le temps sera très beau! m’écriai-je. Le capitaine ne répondit pas un mot; mais il me montra du doigt la haute montagne qui s’élevait juste en face de nous.
– Quelle est donc cette montagne?
– C’est le mont Gutt:
– Eh bien, que peut-il nous indiquer?
– Regardez comme il fume.
En effet, la montagne fumait; sur ses flancs rampaient de légers flocons de vapeur et sur son sommet on apercevait un nuage noir, si noir, qu’au milieu des ténèbres du ciel, il faisait tache.
Déjà nous distinguions le relais de poste et le toit des cabanes qui l’entouraient; devant nous se montraient des feux hospitaliers, lorsque nous ressentîmes de l’humidité et un vent froid. Le défilé rendit un son prolongé et une pluie fine commença à tomber; à peine avais-je mis mon manteau, que la neige couvrait déjà la terre de tous côtés. Je regardai avec inquiétude le capitaine.
– Nous serons obligés, dit-il avec un air peiné, de passer la nuit en ce lieu; au milieu d’un pareil tourbillon de neige, on ne peut traverser les montagnes: y a-t-il eu déjà des avalanches sur le Christovoï [1]? demanda-t-il au conducteur.
– Non, seigneur; il n’y en a pas eu encore; répondit le Circassien. Mais elles sont imminentes en ce moment.
Au relais, les chambres manquant pour les voyageurs, nous allâmes coucher dans une cabane enfumée. J’invitai mon compagnon de route à prendre avec moi une tasse de thé; car j’emportais toujours une théière en métal, mon unique soulagement pendant mes pérégrinations au Caucase.
La cabane adhérait par un côté au rocher; trois marches humides et glissantes conduisaient à la porte. J’entrai à tâtons, et me heurtai contre une vache; l’étable, chez ces gens-là, tient lieu d’antichambre. Je ne savais où me mettre: ici, des brebis bêlaient, là, un chien grognait: par bonheur dans un coin luisait un jour terne qui me permit de trouver une autre ouverture assez semblable à une porte: là, on découvrait un tableau intéressant. Une large cabane dont le toit s’appuyait sur deux poteaux enfumés était pleine de monde. Au milieu, pétillait un petit feu allumé par terre, et la fumée, chassée par deux courants d’air qui venaient des ouvertures du toit, étendait autour de la chambre un voile si épais, que de longtemps je ne pus m’orienter. Devant le feu étaient assises deux vieilles femmes, une multitude d’enfants et un seul Géorgien d’aspect misérable: tous étaient en guenilles. Que faire? Nous nous réfugiâmes près du feu, nous nous mîmes à fumer nos pipes et bientôt la bouilloire commença à chanter agréablement.
– Pauvres gens, dis-je au capitaine, en indiquant nos hôtes, qui se taisaient et nous regardaient avec une espèce d’ébahissement.
– Peuple stupide! répondit-il; croyez-le! ils ne savent rien et sont incapables de quelque civilisation. Au moins nos Kabardiens et nos Circassiens, quoique bandits et pauvres hères, ont en revanche des têtes exaltées. Mais ceux-ci n’ont aucun goût pour les armes et on ne trouve sur eux aucune arme de quelque valeur; ce sont certainement des Géorgiens!
– Mais êtes-vous resté longtemps à Tchetchnia?
– Oui! je suis resté dix ans dans la forteresse: avec une compagnie près de Kamen-Broda; connaissez-vous ces lieux?
– J’en ai entendu parler.
– Ah! ces drôles nous ont bien ennuyé alors; grâce à Dieu, maintenant ils sont plus tranquilles. On ne pouvait, à cette époque, faire cent pas au-delà du rempart, sans trouver en face de soi quelque diable qui faisait le guet; et à peine l’aperceviez-vous et le regardiez-vous, que vous aviez déjà une corde autour du cou ou une balle dans la tête. Ah! ce sont de rudes gaillards!
– Mais sans doute, il a dû vous arriver bien des aventures? lui dis-je, excité par la curiosité.
– Comment ne m’en serait-il pas arrivé! Oh oui, j’en ai eu beaucoup!…
Il se mit à tirer sa moustache, pencha sa tête et devint pensif. Je désirais ardemment avoir de lui quelque récit, désir naturel chez tous les hommes qui voyagent et écrivent. Le thé était prêt; je tirai de ma valise deux verres de voyage, les remplis et en plaçai un devant mon compagnon: Il huma quelques gouttes et comme s’il se parlait à lui-même:
– Oui! murmura-t-il, il m’est arrivé bien des choses!
Cette exclamation augmenta mon espoir; je savais que les vieux du Caucase aiment à raconter et longuement: l’occasion leur en est si rarement donnée! On passe quelquefois cinq années entières dans un lieu écarté et pendant ce temps, pas un homme ne vous dit simplement bonjour: c’est à peine si le sergent-major lui-même, vous salue par ces mots: «Votre seigneurie, je vous souhaite une bonne santé;» et cependant il y aurait de quoi causer, car on a autour de soi des peuples sauvages et bien curieux à étudier.
Là, chaque jour est un danger; des événements merveilleux surviennent et il est regrettable que nous écrivions si rarement.
– Ne voulez-vous pas ajouter du rhum à votre thé, dis-je à mon compagnon de causerie; j’en ai du blanc de Tiflis? il fait si froid ce soir.
– Non! je vous remercie, je ne bois pas.
– Pourquoi cela?
– Ah! c’est comme cela; je me le suis juré, lorsque je n’étais encore que sous-lieutenant, et voici pourquoi: une fois où nous avions un peu bu entre nous, il y eut une alerte de nuit; nous marchions déjà devant le front des troupes avec une pointe de vin et l’on était en train de nous réprimander, lorsque Alexis Petrovitch l’apprit. Grand Dieu, quelle colère s’empara de lui! Peu s’en fallut qu’il ne nous envoyât devant un conseil de guerre car nous l’avions mérité. Cependant, que voulez-vous? on passe quelquefois dans ces lieux une année entière sans voir une âme et alors si l’on a de l’eau-de-vie sous la main, on est un homme perdu!
En entendant cela, je sentis fuir presque l’espoir que je caressais; mais il reprit: