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«Votre seigneurie, dit enfin l’un des postillons, peut être certaine que nous ne pourrons arriver à Kobi maintenant. Mais voulez-vous tourner à gauche, tandis que c’est encore possible? Là bas, au loin, sur le coteau, ne voyez-vous pas quelque chose de noir? C’est sûrement une cabane où les voyageurs s’arrêtent toujours un moment. Ces hommes disent qu’ils vous y conduiront, si vous voulez leur donner un pourboire, ajouta-t-il, en montrant les Circassiens.

– Je le sais, mon cher! je le sais et n’ai pas besoin que tu me le dises, répondit le capitaine; je connais ces brutes-là! Ils sont heureux de me voir dans l’embarras, pour me soutirer un pourboire.

– Avouez, que sans eux nous aurions pu nous trouver bien en peine!

– C’est bon! c’est bon! marmotta-t-il entre ses dents; j’en ai assez de ces gens-là, ils cherchent toujours à tirer profit de nous; comme s’il était impossible de trouver le chemin sans eux!»

Nous tournâmes enfin à gauche, et, après beaucoup de difficultés, nous pûmes atteindre un pauvre asile, composé de deux cabanes bâties en pierre et en cailloux et entourées d’un mur semblable. Les maîtres, en haillons, descendirent et nous accueillirent cordialement. Je sus plus tard que le gouvernement les paie et les nourrît à la condition d’accueillir les voyageurs surpris par la tempête.

– Tout va pour le mieux, dis-je en m’asseyant près du feu; maintenant vous me finirez l’histoire de Béla. Je suis certain que vous avez envie de me l’achever!

– Mais pourquoi croyez-vous cela? me répondit le capitaine, en m’observant avec un regard fin.

– Parce qu’il est dans l’ordre des choses de finir un portrait quand on l’a commencé.

– Effectivement! vous avez deviné.

– J’en suis très content!

– Vous faites bien de vous réjouir; mais, pour moi, c’est un pénible souvenir. Quelle charmante enfant c’était, que cette Béla! je l’accueillais comme si elle eût été ma fille et elle m’aimait bien! Il faut vous dire que je n’ai plus de famille; depuis douze ans je n’avais eu aucune nouvelle de mon père et de ma mère et je n’avais point encore songé à prendre femme. Tel je suis, tel j’étais alors, et je fus content de trouver quelqu’un à gâter. Elle nous chantait souvent les airs de son pays et nous dansait divers pas. Mais comme elle dansait! J’ai vu les jeunes personnes du gouvernement, j’ai même été à Moscou, aux assemblées de la noblesse il y a de cela vingt ans, mais où était Béla? Ce n’était plus ça! Grégoire la parait comme une poupée, l’arrangeait, l’habillait avec soin et elle devenait si jolie, que c’était admirable. Le hâle de son visage et de ses mains s’était effacé et les belles couleurs avaient reparu à ses joues; puis une fois dans cet état, resplendissante de gaieté et folle de joie, elle employait toute son espièglerie à me railler. Que Dieu le lui pardonne!

– Mais qu’arriva-t-il quand vous lui apprîtes la mort de son père?

– Nous la lui cachâmes longtemps, tant qu’elle ne fut pas faite à sa nouvelle situation, et lorsque nous le lui dîmes, elle pleura deux jours et puis l’oublia.

Pendant quatre mois, tout alla on ne peut mieux. Petchorin, comme je vous l’ai dit, aimait passionnément la chasse. Il avait souvent envie d’aller dans la forêt, courir les chevreuils et les sangliers, mais il n’était guère possible de dépasser les remparts de la forteresse. Un jour où je l’observais, je le trouvai tout pensif et le vis marcher dans sa chambre les mains croisées derrière lui; une autre fois, sans rien dire, il partit pour la chasse et disparut toute la matinée. Bientôt cela devint de plus en plus fréquent; je me disais: ce n’est pas bien, et certainement quelque chat noir a passé entre eux [7]?

Un matin, j’entre chez eux; Béla était assise sur son lit, dans l’ombre, enveloppée dans sa robe tartare, mais si pâle et si triste que j’en fus effrayé.

– Où est Petchorin?

– À la chasse.

– Est-il parti aujourd’hui?

Elle se tut comme si elle souffrait de me le dire.

– Non, hier! dit-elle enfin en soupirant péniblement.

– Est-ce qu’il ne lui est rien arrivé?

– Hier, dit-elle en fondant en larmes, j’ai pensé tout le jour qu’il avait pu lui arriver malheur. Il me semblait qu’un sanglier furieux l’avait blessé, ou que quelque Circassien l’avait entraîné dans les montagnes, mais maintenant je crois qu’il ne m’aime plus?

– Vraiment, ma chère Béla, tu ne pouvais plus mal penser!

Elle pleura, puis relevant la tête avec fierté, elle sécha ses larmes et continua:

– S’il ne m’aime plus, qui l’empêche de me renvoyer de la maison? je ne veux point le gêner. Mais si cela doit continuer, je partirai moi-même, je ne suis point une esclave; je suis la fille d’un prince?

Je tâchai de la rassurer:

– Écoute Béla, sans doute il ne peut, comme aux premiers jours, rester éternellement assis devant toi, dans ton jupon; enfin c’est un jeune homme et il aime à courir après le gibier: Il va et vient, et si tu t’en affliges tu l’ennuieras bien plus encore.

– C’est vrai! c’est vrai! dit-elle, je serai gaie. Et riant aux éclats, elle prit son bouben [8] et se mit à chanter, à danser et à courir autour de moi. Mais cela ne dura pas, elle regagna son lit et cacha son visage dans ses mains.

Que faire? vous le savez, je n’ai jamais été très entendu auprès des femmes; je cherchai à la consoler et je ne trouvai rien à dire. Nous nous tûmes quelques moments tous les deux: situation bien désagréable!

Enfin, je lui dis:

– Veux-tu que nous allions nous promener sur le rempart? le temps est si beau!»

Nous étions en septembre et réellement la journée était admirable et pas trop chaude. Toutes les montagnes se détachaient dans l’espace comme sur un plateau; nous circulions en tous sens sur le rempart, sans échanger un mot. Enfin elle s’assit sur le gazon et je m’assis également. Il me vint alors à l’esprit cette idée plaisante que j’avais l’air auprès d’elle d’une véritable bonne d’enfant.

Notre forteresse était bâtie sur une hauteur, et on y avait une vue merveilleuse: d’un côté, des champs immenses, légèrement ravinés et terminés par des forêts qui s’abritaient jusque sous les crêtes des montagnes. Par-ci, par-là, la fumée de quelques villages et des troupeaux de chevaux; de l’autre côté, coulait un ruisseau aux bords plantés d’arbres, dissimulant un petit monticule pierreux qui se rattachait à la haute chaîne du Caucase. Nous nous étions assis à l’angle d’un bastion, afin d’embrasser tout le tableau d’un seul coup d’œil; lorsque soudain j’aperçus, qui sortait de la forêt, un individu monté sur un cheval gris, se rapprochait, et enfin s’arrêtait près du ruisseau à cent toises de nous. Et alors il se mit à faire tourner son cheval comme un fou, mais avec une incroyable rapidité.

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[7] Locution russe.

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[8] Espèce de tambour de basque.