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– Merci! je n’ai pas envie d’en prendre.

– Allons! prenez-en, vous voyez qu’il est déjà tard et qu’il fait froid.

– Ce n’est rien! je vous remercie.

– Eh bien! comme il vous plaira; je vais prendre le thé tout seul.

Dix minutes après, le capitaine entra.

– Au fait! vous avez raison! dit-il; mieux vaut prendre le thé en attendant, tout de même. Cet homme est déjà depuis longtemps près de lui et il est évident que quelque chose l’a retenu.»

Il avala vite une tasse de thé, en refusa une seconde et retourna vers la porte avec inquiétude. Il était clair que l’indifférence de Petchorin affligeait d’autant plus le vieux capitaine, qu’il m’avait parlé naguère de son amitié pour lui. Et il n’y avait pas une heure qu’il était persuadé que celui-ci accourrait, rien qu’en entendant son nom.

Il était déjà tard et il faisait sombre, lorsque j’ouvris de nouveau la fenêtre pour appeler Maxime, lui disant qu’il était temps de se coucher. Il marmotta quelque chose entre ses dents; je réitérai mon invitation, mais il ne me répondit rien. Je me couchai sur un divan, enveloppé dans mon manteau et j’aurais dormi tranquillement si à une heure déjà avancée Maxime, entrant dans la chambre, ne m’avait éveillé. Il jeta sa pipe sur la table, se mit à marcher dans la chambre, activa le poêle. Enfin, une fois couché, il ne fit que tousser, cracher et se retourner.

– Est-ce que les punaises vous piquent? lui demandai-je.

– Oui! Les punaises! répondit-il en soupirant péniblement.

Le lendemain matin, je m’éveillai de bonne heure, mais Maxime m’avait déjà devancé; je le trouvai devant la porte, assis sur le banc.

– Il faut que j’aille chez le commandant, me dit-il. Je vous en prie, si Petchorin vient, accueillez-le pour moi.

Je le lui promis, et il se mit à courir comme si ses membres avaient retrouvé leur jeunesse, leur vigueur et leur agilité.

La matinée était fraîche et belle. Des nuages dorés s’amoncelaient sur les montagnes et formaient comme une nouvelle chaîne de montagnes aériennes. Devant la porte s’étendait une large place, sur laquelle le marché fourmillait de monde, car c’était un dimanche. Les enfants Géorgiens, nu-pieds, portant sur leurs épaules des paniers pleins de rayons de miel, tournaient autour de moi. Je les maudissais et ne m’occupais pas d’eux, car l’inquiétude du capitaine commençait à me gagner.

Il y avait à peine dix minutes écoulées que celui que nous attendions parut à l’extrémité de la place. Il était avec le colonel N… qui l’accompagna jusqu’à l’hôtel, prit congé de lui et retourna à la forteresse.

J’envoyai aussitôt un invalide à Maxime.

Le laquais alla à la rencontre de Petchorin, lui dit qu’on allait atteler tout de suite, lui donna son porte-cigare, prit ses ordres et partit pour les exécuter. Son maître tira un cigare, bailla deux fois et s’assit sur le banc placé de l’autre côté de la porte.

Maintenant, je dois vous faire son portrait.

Il était de stature moyenne et bien proportionné; sa taille svelte et ses larges épaules annonçaient une forte constitution qui, en lui permettant de supporter les fatigues d’une existence nomade et les changements de climat, avait rendu sa santé inaltérable, malgré les excès d’une vie déréglée dans la capitale et les orages de son âme. Son pardessus de velours, couvert de poussière et retenu par les deux boutons inférieurs, laissait voir un linge éblouissant de blancheur, qui dénotait un homme comme il faut; ses gants, quoique sales, disaient qu’ils avaient été faits pour sa petite main aristocratique, et lorsqu’il ôta un de ses gants, je fus étonné de la blancheur et de la finesse de ses doigts. Sa démarche était nonchalante et paresseuse. Mais je remarquai qu’il ne gesticulait point, indice certain d’un caractère dissimulé. Du reste, c’est là une remarque qui m’est personnelle et fondée sur mes observations, et je ne veux point vous forcer d’y croire complètement. Lorsqu’il se baissa sur le banc, sa taille droite se courba comme s’il n’avait pas eu d’épine dorsale. La position de tout son corps accusait une grande faiblesse nerveuse et il s’assit comme s’assoit sur des coussins, après un bal fatigant, une coquette de trente ans de Balzac. Au premier coup d’œil jeté sur son visage on ne lui aurait pas donné plus de vingt-trois ans, quoique plus tard, je fusse disposé à lui en donner trente. Dans son sourire il y avait quelque chose d’enfantin; sa peau avait la douceur de celle d’une femme; ses blonds cheveux frisaient naturellement et ombrageaient d’une manière pittoresque son front pâle et plein de noblesse, sur lequel, après une longue observation, on pouvait apercevoir les plis des rides qui s’entrecroisaient et étaient profondément marquées au moment de la colère ou d’une inquiétude d’âme. Malgré la couleur claire de ses cheveux, ses moustaches et ses sourcils étaient noirs, signe de race chez un homme, comme la crinière et la queue noires chez les chevaux. Afin de vous finir ce portrait, il faut vous dire qu’il avait le nez un peu retroussé, les dents éblouissantes de blancheur, les yeux bruns, Mais de ses yeux je dois vous dire encore quelques mots:

D’abord ils ne riaient pas, lorsque lui-même souriait. Ne vous est-il jamais arrivé de remarquer cette chose étrange chez quelques hommes? C’est l’indice ou d’un caractère méchant ou d’un chagrin profond et permanent! À travers ses paupières à demi-baissées, ils brillaient d’une certaine clarté phosphorescente, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ce n’était point le reflet d’une âme ardente ou d’une imagination enjouée, c’était un éclat pareil à celui de l’acier poli, éblouissant, mais froid. Son regard mobile, mais pénétrant et fatigant vous laissait une impression désagréable d’interrogation indiscrète et pouvait même paraître insolent, s’il n’eût été aussi indifférent et aussi tranquille. Toutes ces réflexions ne me vinrent à l’esprit que parce que je connaissais quelques événements de sa vie et peut-être qu’un nouvel examen de sa personne aurait produit sur moi des impressions entièrement différentes. Mais quoique vous puissiez fort bien ne pas vous entendre avec moi sur tout cela, vous êtes dans la nécessité de vous contenter de cette description. Je vous dirai comme conclusion qu’il n’était en somme pas du tout laid, et qu’il avait une de ses physionomies originales qui plaisent ordinairement aux femmes.

Les chevaux étaient prêts; les grelots des colliers résonnaient de temps en temps et le laquais s’était déjà approché deux fois de Petchorin pour le prévenir que tout était prêt et Maxime ne revenait pas. Par bonheur Petchorin s’était plongé dans une rêverie, en regardant les masses bleues du Caucase et ne paraissait pas du tout pressé de se mettre en route.

Je m’approchai de lui et lui dis:

– Si vous voulez bien attendre encore un peu, vous aurez le plaisir de revoir une vieille connaissance.

– Ah! c’est vrai! répondit-il vivement; on me l’a dit hier; mais où est-il?

Je me retournai du côté de la place et j’aperçus Maxime courant tant qu’il pouvait. En quelques secondes il fut près de nous. Il pouvait à peine respirer, la sueur coulait à gouttes sur son visage; les mèches humides de ses cheveux gris s’échappaient de dessous son chapeau et se collaient à son cou; ses membres tremblaient…