[77] Nous n'avons presque jamais assez de force pour suivre toute notre raison (max. 42, I 46).
[78] Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas tant la lassitude que l'on a des vieilles, ni le plaisir de changer, que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l'espérance que nous avons de l'être davantage de ceux qui ne nous connaissent guère (max. 178, I 187).
[79] Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et plus de vertus que les âmes communes, mais celles seulement qui ont de plus grandes vues (MS 31, I 161).
[80] On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer, et l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise compagnie (max. 141, I 143).
[81] La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps, quelque éloignés que nous paraissions être des passions que nous n'avons pas encore ressenties. Il faut croire toutefois que l'on n'y est pas moins exposé qu'on l'est à tomber malade quand on se porte bien (max. 188, I 197).
[82] Les passions ont une injustice, et un propre intérêt, qui fait qu'elles offensent et blessent toujours, même lorsqu'elles parlent raisonnablement et équitablement. La charité a seule le privilège de dire quasi tout ce qu'il lui plaît et de ne blesser jamais personne (max. 9, I 9).
[83] L'esprit est toujours la dupe du cœur (max. 102, I 112).
[84] Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile de la piété et de l'honneur, il y a toujours quelque endroit qui se montre (max. 12, I 12).
[85] La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent d'elle (max. 22, I 25).
[86] La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie (max. 5, I 5).
[87] Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et honteuse qu'on ne peut jamais avouer (max. 27, I 30).
[88] L'amitié la plus sainte et la plus sincère n'est qu'un trafic où nous croyons toujours gagner quelque chose (max. 83, I 94).
[89] Ce qui rend nos amitiés si légères et si changeantes, c'est qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile de connaître celles de l'âme (max. 80, I 93).
[90] Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer les gens plus puissants que nous: l'intérêt seul produit notre amitié, et nous ne leur promettons pas selon ce que nous voulons leur donner, mais selon ce que nous voulons qu'ils nous donnent (max. 85, I 98).
[91] L'amour est en l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps qui l'anime (MS 13, I 77).
[92] Il n'y a point d'amour pur et exempt du mélange de nos autres passions (max. 69, I 79).
[93] Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans les corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystère (max. 68, I 78).
[94] On s'est trompé quand on a cru que l'amour et l'ambition triomphaient toujours des autres passions; c'est la paresse, toute languissante qu'elle est, qui en est le plus souvent la maîtresse: elle usurpe insensiblement l'empire sur tous les desseins, et sur toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consomme toutes les passions et toutes les vertus (max. 266, I 289).
[95] Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où n'est pas (max. 70, I 80).
[96] Comme on n'est jamais libre d'aimer ou de n'aimer pas, on ne peut se plaindre avec justice de la cruauté d'une maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant (MS 62, I 81).
[97] Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié (max. 72, I 82).
[98] On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de galanteries, mais il est rare d'en trouver qui n'en ait jamais fait qu'une (max. 73, I 83).
[99] Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que l'on trouve sans cesse de nouveaux sujets d'aimer en la personne que l'on aime, comme en une source inépuisable, et l'autre vient de ce qu'on se fait honneur de tenir sa parole (max. 176, I 185).
[100] Toute constance en amour est une inconstance perpétuelle qui fait que notre cœur s'attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une, tantôt à l'autre, de sorte que cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un sujet (max. 175, I 184).
[101] Il y a deux sortes d'inconstances, la première vient de la légèreté de l'esprit, qui à tous moments change d'opinion, ou plutôt de la pauvreté de l'esprit, qui reçoit toutes les opinions des autres; la seconde, qui est plus excusable, vient de la fin du goût des choses que l'on aimait (max. 181, I 190).
[102] Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets des grands intérêts, au lieu qu'ils sont d'ordinaire les effets de l'humeur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du monde, était un effet de jalousie (max. 7, I 7).
[103] Les affaires et les actions des grands hommes ont (comme les statues) leur point de perspective. Il y en a qu'il faut voir de près, pour en discerner toutes les circonstances; et il y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné (max. 104, I 114).
[104] La jalousie est raisonnable et juste en quelque manière, puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous devoir appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres (max. 28, I 31).
[105] L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il est plus habile que le plus habile homme du monde; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites: ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur de ses projets, ni en percer les ténèbres; là il est à couvert des yeux les plus pénétrants. Il y fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent invisible à lui-même. Il y conçoit, il y nourrit, et il y élève (sans le savoir) un grand nombre d'affections, et de haines. Il en forme quelquefois de si monstrueuses que lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui les couvre, naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés, et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir quand il se repose, et pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est raisonnable à nos yeux qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet, dans ses plus grands intérêts et ses plus importantes affaires où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout: de sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une magie qui lui est propre. Rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaie de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années. D'où l'on pourrait conclure assez vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets; que son goût est le prix qui les relève et le fard qui les embellit; que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son gré. Il est tous les contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux, et il a de différentes inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent, et le dévouent pour l'ordinaire à la gloire ou aux richesses ou aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes, et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît; il est inconstant, et outre les changements qui lui viennent des causes étrangères il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds. Il est inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec la dernière application et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles. Il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions. Il vit partout, il vit de tout et il vit de rien, et il s'accommode des choses et de leur privation. Il passe même par pitié dans le parti des gens qui lui font la guerre. Il entre dans leurs desseins et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine; enfin il ne se soucie que d'être: pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut pas s'étonner s'il se joint à la plus sévère pitié et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il le change seulement en satisfaction, et lors même qu'il est vaincu, et qu'on croit en être défait, on le retrouve dans les triomphes de sa défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans la violence de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements (MS I, I I, et max. 4, I 4).