XI
10 novembre.
Maintenant, il n’est plus question de la petite Claire. Ainsi qu’on l’avait prévu, l’affaire est abandonnée. La forêt de Raillon et Joseph garderont donc leur secret, éternellement. De celle qui fut une pauvre petite créature humaine, il ne sera pas plus parlé désormais que du cadavre d’un merle, mort, sous le fourré, dans le bois. Comme si rien ne s’était passé, le père continue de casser ses cailloux sur la route, et la ville, un instant remuée, émoustillée par ce crime, reprend son aspect coutumier… un aspect plus morne encore, à cause de l’hiver. Le froid très vif claquemure davantage les gens dans leurs maisons. C’est à peine si, derrière les vitres gelées, on entrevoit leurs faces pâles et sommeillantes, et dans les rues on ne rencontre guère que des vagabonds en loques et des chiens frileux.
Madame m’a envoyée en course, chez le boucher, et j’ai pris les chiens avec moi… Pendant que je suis là, une vieille entre timidement dans la boutique et demande de la viande, «un peu de viande, pour faire un peu de bouillon, au fils qui est malade». Le boucher choisit, parmi des débris entassés dans une large bassine de cuivre, un sale morceau, moitié os, moitié graisse, et l’ayant pesé vivement:
– Quinze sous… annonce-t-il.
– Quinze sous! s’exclame la vieille. Ça n’est pas Dieu possible!… Et comment voulez-vous que je fasse du bouillon avec ça?…
– À votre aise… dit le boucher, en rejetant le morceau dans la bassine… Seulement, vous savez, je vais vous envoyer votre note aujourd’hui… Si demain, elle n’est pas payée… l’huissier!…
– Donnez… se résigne alors la vieille.
Quand elle est partie:
– C’est vrai, aussi… m’explique le boucher… Si on n’avait pas les pauvres pour les bas morceaux… on ne gagnerait vraiment pas assez sur une bête… Mais ils sont exigeants maintenant, ces bougres-là!…
Et, taillant deux longues tranches de bonne viande bien rouge, il les lance aux chiens:
Les chiens de riches, parbleu!… c’est pas des pauvres…
Au Prieuré, les événements se succèdent. Du tragique ils passent au comique, car on ne peut pas toujours frissonner… Fatigué des tracasseries du capitaine et sur les conseils de Madame, Monsieur a fini par «l’appeler au juge de paix». Il lui réclame des dommages et intérêts pour le bris de ses cloches, de ses châssis, et pour la dévastation du jardin. Il paraît que la rencontre des deux ennemis dans le cabinet du juge a été quelque chose d’épique. Ils se sont engueulés comme des chiffonniers. Naturellement, le capitaine nie, avec force serments, avoir jamais lancé des pierres ou quoi que ce soit dans le jardin de Lanlaire; c’est Lanlaire qui lance des pierres dans le sien…
– Avez-vous des témoins?… Où sont vos témoins? Osez produire des témoins… hurle le capitaine.
– Les témoins? riposte Monsieur… c’est les pierres… c’est toutes les cochonneries dont vous ne cessez de couvrir ma propriété… c’est les vieux chapeaux… les vieilles pantoufles que j’y ramasse chaque jour, et que tout le monde reconnaît pour vous avoir appartenus…
– Vous mentez…
– C’est vous qui êtes une canaille… une crapule…
Mais, dans l’impossibilité où est Monsieur d’apporter des témoignages recevables et probants, le juge de paix, qui est d’ailleurs l’ami du capitaine, engage Monsieur à retirer sa plainte.
– Et du reste… permettez-moi de vous le dire… conclut le magistrat… il est bien improbable… il est tout à fait inadmissible qu’un vaillant soldat… un officier intrépide qui a gagné tous ses grades sur les champs de bataille, s’amuse à lancer des pierres et de vieux chapeaux dans votre propriété, comme un gamin…
– Parbleu!… vocifère le capitaine… Cet homme est un infâme dreyfusard… Il insulte l’armée…
– Moi?
– Oui, vous!… Ce que vous cherchez, sale juif, c’est de déshonorer l’armée… Vive l’armée!…
Ils ont failli se prendre aux cheveux et le juge a eu beaucoup de peine à les séparer… Depuis, Monsieur a installé en permanence, dans le jardin, deux témoins invisibles derrière une sorte d’abri en planches où sont percés, à hauteur d’homme, quatre trous ronds, pour les yeux. Mais le capitaine averti s’est tenu tranquille et Monsieur en est pour ses frais…
J’ai vu le capitaine deux ou trois fois, par-dessus la haie… Malgré la gelée, il ne quitte pas de la journée son jardin où il travaille à toute sorte de choses, avec acharnement. Pour l’instant, il encapuchonne ses rosiers de gros bonnets de papier huilé… Il me conte ses malheurs… Rose souffre d’une attaque d’influenza, et dame… avec son asthme!… Bourbaki est mort… Il est mort d’une congestion pulmonaire, pour avoir bu trop de cognac… Vraiment, il n’a pas de chance… Et c’est sûrement ce bandit de Lanlaire qui lui jette un sort… Il veut en avoir raison, en débarrasser le pays, et il me soumet un plan de combat épatant…
– Voilà ce que vous devriez faire, mademoiselle Célestine… Vous devriez déposer contre Lanlaire… au parquet de Louviers… une plainte tapée pour outrages aux mœurs et attentat à la pudeur… Ça, c’est une idée…
– Mais, capitaine, jamais Monsieur n’a outragé à mes mœurs, ni attenté à ma pudeur…
– Eh bien?… qu’est-ce que ça fait?…
– Je ne peux pas…
– Comment… vous ne pouvez pas?… Rien n’est plus simple, pourtant… Déposez votre plainte et faites-nous citer, Rose et moi… Nous viendrons affirmer… certifier en justice que nous avons vu tout… tout… tout… La parole d’un soldat, en ce moment surtout, c’est quelque chose, tonnerre de Dieu!… Ce n’est pas de la… chose de chien… Et notez qu’après cela il nous sera facile de faire revivre l’affaire du viol et d’englober Lanlaire dedans… Ça c’est une idée… Pensez-y, mademoiselle Célestine… pensez-y…
Ah! j’ai beaucoup de choses, beaucoup trop de choses à quoi penser en ce moment… Joseph me presse de me décider… on ne peut pas attendre plus longtemps… Il a reçu de Cherbourg la nouvelle que la semaine prochaine doit avoir lieu la vente du petit café… Mais je suis inquiète, troublée… Je voudrais et je ne voudrais pas… Un jour cela me plaît, et, le lendemain, cela ne me plaît plus… Je crois surtout que j’ai peur… que Joseph ne veuille m’entraîner à des choses trop terribles… Je ne puis me résoudre à prendre un parti… Il ne me brutalise pas, me donne des arguments, me tente par des promesses de liberté, de belles toilettes, de vie assurée, heureuse, triomphante.
– Faut pourtant que je l’achète, le petit café… me dit-il… Je ne peux pas laisser échapper une occasion pareille… Et si la révolution vient?… Pensez donc, Célestine… c’est la fortune, tout de suite… et qui sait?… La révolution… ah! mettez-vous ça dans la tête… il n’y a pas mieux pour les cafés…
– Achetez-le toujours. Si ce n’est pas moi… ce sera une autre…
– Non… non, faut que ce soit vous… Il n’y en a pas d’autre que vous… J’ai les sangs tournés de vous… Mais vous vous méfiez de moi…
– Non, Joseph… je vous assure…
– Si… si… vous avez de mauvaises idées sur moi…
À ce moment, je ne sais, non en vérité je ne sais où j’ai pu trouver le courage de lui demander:
– Eh bien, Joseph… dites-moi que c’est vous qui avez violé la petite Claire, dans le bois…
Joseph a reçu le choc, avec une extraordinaire tranquillité. Il a seulement haussé les épaules, s’est dandiné quelques secondes et, remontant son pantalon qui avait un peu glissé, il a répondu simplement:
– Vous voyez bien… quand je vous le disais!… Je connais vos pensées, allez… je connais tout ce qui se passe dans vos pensées…
Il a adouci sa voix, mais son regard est devenu si effrayant qu’il m’a été impossible d’articuler une parole…
– S’agit pas de la petite Claire… s’agit de vous…
Comme l’autre soir, il m’a prise dans ses bras…
– Viendrez-vous avec moi, dans le petit café?
Toute frissonnante, toute balbutiante, j’ai trouvé la force de répondre:
– J’ai peur… j’ai peur de vous… Joseph… Pourquoi ai-je peur de vous?
Il m’a tenue bercée, dans ses bras. Et, dédaigneux de se justifier, heureux peut-être d’augmenter mes terreurs, il m’a dit d’un ton paternel:
– Eh ben… eh ben… puisque c’est ça… j’en recauserons… demain…
Il circule en ville un journal de Rouen où il y a un article qui fait scandale, parmi les dévotes. C’est une histoire vraie, très drôle et pas mal raide qui s’est passée tout dernièrement à Port-Lançon, un joli endroit, situé à trois lieues d’ici. Le piquant, c’est que tout le monde en connaît les personnages. Voilà encore de quoi occuper les gens, pendant quelques jours… On a apporté le journal à Marianne, hier, et le soir, après le dîner, j’ai fait la lecture du fameux article à haute voix… Dès les premières phrases, Joseph s’est levé très digne, sévère, et même un peu fâché. Il déclare qu’il n’aime pas les cochonneries, et qu’il ne peut supporter qu’on attaque la religion, devant lui…