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3 novembre.
Rien ne me fait plaisir comme de retrouver dans les journaux le nom d’une personne chez qui j’ai servi. Ce plaisir, je l’ai éprouvé, ce matin, plus vif que jamais, en apprenant par le Petit Journal que Victor Charrigaud venait de publier un nouveau livre qui a beaucoup de succès et dont tout le monde parle avec admiration… Ce livre s’intitule: De cinq à sept , et il fait scandale, dans le bon sens. C’est, dit l’article, une suite d’études mondaines, brillantes et cinglantes qui, sous leur légèreté, cachent une philosophie profonde… Oui, compte là-dessus!… En même temps que de son talent, on loue fort Victor Charrigaud de son élégance, de ses relations distinguées, de son salon… Ah! parlons-en de son salon… Durant huit mois, j’ai été femme de chambre chez les Charrigaud, et je crois bien que je n’ai jamais rencontré de pareils mufles… Dieu sait pourtant!
Tout le monde connaît de nom Victor Charrigaud. Il a déjà publié une suite de livres à tapage. Leurs Jarretelles , Comment elles dorment , Les Bigoudis sentimentaux , Colibris et Perroquets , sont parmi les plus célèbres. C’est un homme d’infiniment d’esprit, un écrivain d’infiniment de talent et dont le malheur a été que le succès lui arrivât trop vite, avec la fortune. Ses débuts donnèrent les plus grandes espérances. Chacun était frappé de ses fortes qualités d’observation, de ses dons puissants de satire, de son implacable et juste ironie qui pénétrait si avant dans le ridicule humain. Un esprit averti et libre, pour qui les conventions mondaines n’étaient que mensonge et servilité, une âme généreuse et clairvoyante qui, au lieu de se courber sous l’humiliant niveau du préjugé, dirigeait bravement ses impulsions vers un idéal social, élevé et pur. Du moins, c’est ainsi que me parla de Victor Charrigaud un peintre de ses amis qui était toqué de moi, que j’allais voir quelquefois, et de qui je tiens les jugements qui précèdent et les détails qui vont suivre sur la littérature et la vie de cet homme illustre.
Parmi les ridicules si durement flagellés par lui, Charrigaud avait surtout choisi le ridicule du snobisme. En sa conversation verveuse et nourrie de faits, plus encore que dans ses livres, il en notait le caractère de lâcheté morale, de desséchement intellectuel, avec une âpre précision dans le pittoresque, une large et rude philosophie et des mots aigus, profonds, terribles qui, recueillis par les uns, colportés par les autres, se répétaient aux quatre coins de Paris et devenaient, en quelque sorte, classiques tout de suite… On pourrait faire toute une étonnante psychologie du snobisme avec les impressions, les traits, les profils serrés, les silhouettes étrangement dessinées et vivantes que son originalité renouvelait et prodiguait, sans jamais se lasser… Il semble donc que si quelqu’un devait échapper à cette sorte d’influenza morale qui sévit si fort dans les salons, ce fût Victor Charrigaud, mieux que tout autre préservé de la contagion par cet admirable antiseptique: l’ironie… Mais l’homme n’est que surprise, contradiction, incohérence et folie…
À peine eut-il senti passer les premières caresses du succès, que le snob qui était en lui – et c’est pour cela qu’il le peignait avec une telle force d’expression – se révéla, explosa, pourrait-on dire, comme un engin qui vient de recevoir la secousse électrique… Il commença par lâcher ses amis devenus encombrants ou compromettants, ne gardant que ceux qui, les uns par leur talent accepté, les autres, par leur situation dans la presse, pouvaient lui être utiles et entretenir de leurs persistantes réclames sa jeune renommée. En même temps, il fit de la toilette et de la mode une de ses préoccupations les plus acharnées. On le vit avec des redingotes d’un philippisme audacieux, des cols et des cravates d’un 1830 exagéré, des gilets de velours d’un galbe irrésistible, des bijoux affichants, et il sortit d’étuis en métal, incrustés de pierres trop précieuses, des cigarettes somptueusement roulées dans des papiers d’or… Mais, lourd de membres, gauche de gestes, avec des emmanchements épais et des articulations canailles, il conservait, malgré tout, l’allure massive des paysans d’Auvergne, ses compatriotes. Trop neuf dans une trop soudaine élégance où il se sentait dépaysé, il avait beau s’étudier et étudier les plus parfaits modèles du chic parisien, il ne parvenait pas à acquérir cette aisance, cette ligne souple, fine et droite qu’il enviait – avec quelle violente haine – aux jeunes élégants des clubs, des courses, des théâtres et des restaurants. Il s’étonna, car, après tout, il n’avait que des fournisseurs de choix, les plus illustres tailleurs, de mémorables chemisiers, et quels bottiers… quels bottiers!… En s’examinant dans la glace, il s’injuriait avec désespoir.
– J’ai beau sur mes habits multiplier velours, moires et satins, j’ai toujours l’air d’un mufle. Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel.
Quant à Mme Charrigaud, jusque-là simple et mise avec un goût discret, elle arbora, elle aussi, des toilettes éclatantes, fracassantes, des cheveux trop rouges, des bijoux trop gros, des soies trop riches, des airs de reine de lavoir, des majestés d’impératrice de mardi-gras… On s’en moquait beaucoup, et parfois cruellement. Les camarades, à la fois humiliés et réjouis de tant de luxe et de mauvais goût, se vengeaient en disant plaisamment de ce pauvre Victor Charrigaud:
– Vraiment, il n’a pas de chance pour un ironiste…
Grâce à d’heureuses démarches, d’incessantes diplomaties et de plus incessantes platitudes, ils furent reçus dans ce qu’ils appelaient, eux aussi, le vrai monde, chez des banquiers israélites, des ducs du Vénézuéla, des archiducs en état de vagabondage, et chez de très vieilles dames, folles de littérature, de proxénétisme et d’académie… Ils ne pensèrent plus qu’à cultiver et à développer ces relations nouvelles, à en conquérir d’autres plus enviables et plus difficiles, d’autres, d’autres et toujours d’autres…
Un jour, pour se dégager d’une invitation qu’il avait maladroitement acceptée chez un ami sans éclat, mais qu’il tenait encore à ménager, Charrigaud lui écrivit la lettre suivante:
«Mon cher vieux, nous sommes désolés. Excuse-nous de te manquer de parole, pour lundi. Mais nous venons de recevoir, précisément pour ce jour-là, une invitation à dîner chez les Rothschild… C’est la première… Tu comprends que nous ne pouvons pas la refuser. Ce serait un désastre… Heureusement, je connais ton cœur. Loin de nous en vouloir, je suis sûr que tu partageras notre joie et notre fierté.»
Un autre jour, il racontait l’achat qu’il venait de faire d’une villa à Deauville:
– Je ne sais, en vérité, pour qui ils nous prenaient, ces gens-là… Ils nous prenaient sans doute pour des journalistes, pour des bohèmes… Mais je leur ai fait voir que j’avais un notaire…
Peu à peu, il élimina tout ce qui lui restait des amis de sa jeunesse, ces amis dont la seule présence chez lui était un constant et désobligeant rappel au passé, et l’aveu de cette tare, de cette infériorité sociale: la littérature et le travail. Et il s’ingénia aussi à éteindre les flammes qui, parfois, s’allumaient en son cerveau, à étouffer définitivement dans le respect ce maudit esprit dont il s’effrayait de sentir, à de certains jours, les brusques reviviscences et qu’il croyait mort à jamais. Puis il ne lui suffit plus d’être reçu chez les autres, il voulut à son tour recevoir les autres chez lui… L’inauguration d’un petit hôtel qu’il venait d’acheter, dans Auteuil, pouvait être le prétexte d’un dîner.
J’arrivai dans la maison au moment où les Charrigaud avaient résolu qu’ils donneraient, enfin, ce dîner… Non pas un de ces dîners intimes, gais et sans pose, comme ils en avaient l’habitude et qui, durant quelques années, avaient fait leur maison si charmante, mais un dîner vraiment élégant, vraiment solennel, un dîner guindé et glacé, un dîner select où seraient cérémonieusement priées, avec quelques correctes célébrités de la littérature et de l’art, quelques personnalités mondaines, pas trop difficiles, pas trop régulières non plus, mais suffisamment décoratives pour qu’un peu de leur éclat rejaillît sur eux…
– Car le difficile, disait Victor Charrigaud, ce n’est pas de dîner en ville, c’est de donner à dîner, chez soi…
Après avoir longuement réfléchi à ce projet, Victor Charrigaud proposa:
– Eh bien, voilà!… Je crois que nous ne pouvons avoir tout d’abord que des femmes divorcées… avec leurs amants. Il faut bien commencer par quelque chose. Il y en a de fort sortables et que les journaux les plus catholiques citent avec admiration… Plus tard, quand nos relations seront devenues plus choisies et plus étendues, eh bien, nous les sèmerons, les divorcées…
– C’est juste… approuva Mme Charrigaud. Pour le moment, l’important est d’avoir ce qu’il y a de mieux dans le divorce. Enfin, on a beau dire, le divorce, c’est une situation.
– Il a au moins ce mérite qu’il supprime l’adultère, ricana Charrigaud… L’adultère, c’est si vieux jeu… Il n’y a plus que l’ami Bourget pour croire à l’adultère – l’adultère chrétien – et aux meubles anglais…
À quoi Mme Charrigaud répliqua sur un ton d’agacement nerveux:
– Que tu es assommant, avec tes mots d’esprit et tes méchancetés… Tu verras… tu verras que nous ne pourrons jamais, à cause de cela, nous faire un salon comme il faut.
Et elle ajouta:
– Si tu veux devenir vraiment un homme du monde, apprends d’abord à être un imbécile ou à te taire…