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Ce qui m’a fait rire, et ne m’a pas surprise, c’est, comme je te le disais tout à l’heure, que Mme Parangon ait sa part de ces hommages; car, si j’en crois sa conduite, on s’est expliqué avec elle beaucoup plus clairement de bouche que par écrit. Ce n’est pourtant pas l’air de Mme Canon, qui fait qu’on se frotte aux personnes qui paraissent sous sa garde! car elle a l’encolure d’un vrai cerbère (comme tu ne sais pas ce que c’est, Cerbère est le chien qui garde la porte des Enfers, chez les païens). Mais avec son air rébarbatif, elle a quelque chose de si comique dans sa mise et dans sa figure, que je pense qu’on la prend pour une folle. Avec cela, dès qu’on nous regarde, et qu’elle s’en aperçoit, elle lance un coup d’œil hagard, qui fait rire; car je vois qu’on éclate.

Je vais te copier une des lettres qu’a reçues Mme Parangon, et qu’on lui a mise dans le coqueluchon de son mantelet, un jour que nous entrions fort pressées à Saint-Eustache : je fus la seule qui m’en aperçus; je ne voulus rien dire, et le billet étant tombé à l’église, je le ramassai, me proposant de le lui remettre à notre retour, comme un papier qui lui appartenait. Mais il arriva que nous rentrâmes seules, Mlle Fanchette et moi; Mme Parangon et Mme Canon, après nous avoir descendues, allèrent à quelques affaires. Je ne pus résister à la tentation de lire. Je m’enfermai seule, et comme le billet n’était pas cacheté, mais plié comme un papier d’affaires, je l’ouvris sans conséquence. En voici le contenu:

Je ne sais, ma belle, ni qui vous êtes, ni l’état de votre fortune: mais je pense que qui que vous soyez, et quel que soit l’état de vos affaires, vous ne serez pas fâchée qu’un honnête homme vous propose quarante mille livres de rentes. Voilà mon premier mot; il est clair, élégant, sonore, et de la meilleure prose possible. Cette proposition est à réaliser, selon ce que vous serez; car je le répète, je n’ai pas l’avantage (fort désiré!) de vous connaître. Si par hasard, vous êtes une femme galante, je vous avouerai, et vous aurez une maison montée; si vous êtes décente, tout se fera en secret; si vous êtes honnête dans toute la rigueur du terme, vous êtes assez belle pour que je fasse la folie de vous épouser: car, sans vous fâcher, ma belle, le mariage est toujours une folie; mais vous êtes si aimable, que du moins avec vous la folie sera gaie. Je vous parle franc, parce que je suis vrai, et tout rond dans mes manières. Que mon ton ne vous fâche ni ne vous révolte; je suis homme à vous adorer prude, si vous l’êtes, tout comme à en agir sans façons, si vous ne l’êtes pas. Tout ce que je vous marque est conditionnel, hors mon amour, qui est réel, dans quelque passe que vous soyez, et à parler sincèrement, de toutes les passes, c’est la dernière des trois que j’ai citées que je préférerais avec vous: oubliez donc tout ce qui ne vous regarde pas, pour ne vous souvenir que de ce qui a rapport à ce que vous êtes en effet. Je suis tout à vous, ou passionnément respectueux, ou passionnément amoureux, ou passionnément généreux,

Votre très humble et très obéissant serviteur. ** ***.

Après avoir lu ce singulier billet, je le repliai, j’attendis le retour de Mme Parangon, et lorsqu’elle eut ôté son mantelet, je glissai adroitement le billet dans le coqueluchon: au premier moment où je me trouvai seule avec elle, je lui dis que je croyais avoir vu mettre un papier dans son mantelet, lorsque nous entrions dans l’église. Elle rougit, et alla le prendre; le billet tomba: elle le lut tout bas, le serra, et me dit: «C’est une folie, comme on en écrit ici à toutes les femmes, lorsqu’elles ont le malheur de trouver un impudent en leur chemin: cela n’est pas digne de t’être montré, sans quoi je te lirais cette lettre, dont l’auteur m’est parfaitement inconnu.» Depuis ce moment, il est beaucoup plus difficile d’aborder aucune de nous.

Enfin, Mlle Fanchette a aussi un adorateur ou deux. Ce sont des vieillards chancelants: ils n’ont pas écrit, mais tous deux ont parlé, je crois, à Mme Canon, à ce que j’ai pu deviner. J’étais à portée d’entendre la conversation du premier qui s’est présenté, un matin, précisément le lendemain d’un jour où un grand échalas, un peu recourbé par le haut, et dont le nez ne ressemblait pas mal à un éteignoir, avait parlé à ma jeune compagne durant une partie du salut. Il est entré: «J’ai l’honneur de parler à Mme Canon? – Oui, monsieur: que lui voulez-vous? – L’entretenir d’une affaire très intéressante.» En ce moment, il s’en est peu fallu que je ne me sois trahie: imagine-toi que les deux mentons avancés de Mme Canon, et du siècle passé qui lui parlait, se touchaient quasi, encore que le reste de leurs visages fût à une honnête distance.»Madame est la maîtresse de la maison? – Je le suis de cet appartement, et chacun des locataires l’est chez soi. – Ah! madame, ce que je veux dire, c’est que vous êtes la principale locataire? – Vous vous trompez, monsieur! – On me l’a dit cependant. – On était mal instruit. – Soit, madame: je voulais vous parler d’une chose qui peut-être vous fera plaisir? – C’est selon; jusqu’à présent cela ne m’en fait pas beaucoup. – Je le crois, madame: mais il faut débuter par quelque chose. Mesdemoiselles vos filles sont charmantes: ne songez-vous pas à les pourvoir? – Elles sont pourvues, monsieur. – Avantageusement, madame? – Très avantageusement. – Elles méritent une fortune. Pour moi, je voudrais que la cadette fût libre; je lui proposerais un parti qui l’avantagerait de vingt mille livres de rentes. – Cela ferait une belle fortune: mais elle est pourvue, monsieur, je vous l’ai déjà dit. – Est-ce une chose arrêtée, madame? – Absolument, monsieur. – Mais en considération des avantages que je ferais faire, ne pourrait-on pas du moins balancer?… Quel est ce parti? – Un très aimable jeune homme, qu’elle doit épouser dès qu’elle sera en âge d’être femme. – Un jeune homme!… Qu’est-il? – Il est peintre. – Ah!… ce serait dommage de sacrifier une si jolie personne à un homme du commun! Il est assez de femmes pour ces gens-là! Les beautés, comme mesdemoiselles vos filles, madame, sont faites pour trouver un sort brillant, et je vous propose ma fortune, si elle vous tente. – Vous vous moquez, monsieur! C’est tout comme si je me proposais au prétendu de Fanchette, pour l’épouser, au lieu d’elle, sous prétexte de lui faire sa fortune, car je suis à mon aise, monsieur: cette maison est à moi, et ce n’est pas mon seul bien. – Vous voyez, madame, qu’on ne m’avait pas trompé, quand on m’avait dit que vous étiez maîtresse de cette maison? – J’en suis la propriétaire, monsieur. – Il est vrai que le terme est plus expressif… Enfin, madame, je vous propose, pour votre charmante fille, un avantage de vingt mille livres de rentes. – je suis votre servante, monsieur: ma fille épousera son amant, un jeune homme beau comme elle, et non pas son grand-père. Adieu, monsieur! Nous sommes ici à l’Île-des-Fous , je crois, et je redoute en vérité de vous ressembler!» Elle l’a poussé dehors, et lui a fermé la porte au visage, en le traitant d’impertinent, lorsqu’il ne l’a plus entendue.

Mais, ma chère sœur, peut-être aimerais-tu mieux que je te parlasse des curiosités de Paris, que de toutes ces petites misères, que je ne te raconte que pour ne te rien taire; et encore, parce que chez nous, je sais que tout amuse: d’ailleurs tu m’aimes si tendrement, que je crois pouvoir t’écrire comme je caquetterais avec toi, si nous étions ensemble soit ici, soit à L.-B.: enfin, je te marque ce qu’une autre que moi ne pourrait t’écrire, au lieu que vous avez mon frère pour vous raconter dans ses lettres ce qu’il y a de remarquable à Paris, beaucoup mieux que je ne le ferais. C’est en conséquence de tout cela, qu’après t’avoir dit que je vois Laure en secret, je vais traiter le point de mes occupations, parce que je m’en acquitterai bien.

Nous n’avons pas un moment d’inutile, sous la direction de Mme Canon; et depuis que Mme Parangon est avec nous, elle ne diminue pas notre occupation, mais elle y répand un charme, qu’elle seule peut donner. Le matin, en nous levant, nous faisons la prière; puis nous dessinons d’après les meilleurs modèles: nous peignons ensuite quelque sujet indiqué par notre maître, par mon frère, ou par Mme Parangon. Cela nous mène jusqu’à midi, que nous allons à la messe. Au retour, une leçon de musique, donnée par une femme: c’était une jeune marchande de musique de la rue du Roule , qui est très aimable; mais Mme Parangon la remplace absolument depuis quelques jours. On dîne à deux heures. Nous allons à la promenade, où nous faisons une lecture. On travaille à l’aiguille, en modes, en robes, en linge le reste de la journée, jusqu’au souper; ce temps est d’environ quatre heures, à moins que la promenade n’ait été longue; ce qui est fort rare. Après le souper, on parle dessin, peinture, et de ce qu’on fera le lendemain en ce genre, afin de préparer la tête à ce qui doit l’occuper dans la matinée, et pour que les idées s’y gravent mieux durant les intervalles du sommeil. Cette méthode me paraît excellente, et je m’en trouve bien; toutes mes pensées, dans les insomnies, se portent sur l’art qu’on m’enseigne, et je fais quelquefois des réflexions très heureuses. Mme Parangon aurait peut-être consenti à ne nous occuper que de peinture; mais sa chère tante Canon lui a dit à cette occasion avec un peu d’humeur: «je ne saurais voir des femmes ne faire aucun ouvrage de femme: pour moi, si je ne tenais jamais l’aiguille, je me croirais bientôt un homme! Fi! des femmes qui font les hommasses! il n’y a rien au monde de si vilain, de si messéant! Ça conduit à perdre toute pudeur.» Mme Parangon fût l’embrasser la larme à l’œil, en lui disant: «Ah! ma chère tante! la belle vérité, que vous venez de dire là! Je ne saurais vous exprimer combien je profite avec vous, et combien vos sages avis me font éviter d’écarts! oui, en vérité, ce que vous venez de dire vous est dicté par la sagesse même!» Je crois aussi qu’elle a raison, et qu’il faut que les femmes soient femmes. Nous sommes très heureuses dans notre vie occupée; nous ne connaissons pas l’ennui, et si nous ne nous dissipions pas un peu trop en allant à l’église ou à la promenade, il n’y aurait pas d’innocence et de tranquillité comparables à la nôtre.