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Lettre 94. Ursule, à Laure.

[La pauvre infortunée s’en étant allée avec Lagouache, elle en est punie par ce fat lui-même, d’après les conseils de Gaudet.].

25 décembre.

On ne m’a remis ton apostille, et ta copie de lettre, qu’à l’instant où je sortais de chez Mme Canon pour n’y plus rentrer. J’ai serré ta lettre, ne pouvant la lire, et je ne l’ai ouverte qu’ici. Je l’ai d’abord regardée comme un jeu de ton esprit, et je n’y ai pas fait grande attention. C’était à tort: quelques jours passés avec Lagouache, m’ont fait voir que tu m’écrivais ce que tu penses, et par malheur, la vérité. Mon dessein est de mettre fin à l’inquiétude cruelle où je sais qu’est mon frère; tâche de le prévenir, et de l’engager à me recevoir avec douceur: c’est tout ce que je lui demande. Mais ne lui montre pas cette lettre; je l’exige absolument de ton amitié.

Samedi (19), je partis comme tu le sais vers les onze heures, à l’instant où je savais que Mme Canon et Fanchette devaient être au lit. Je m’en assurai cependant, et je vis la chambre de la bonne dame sans lumière. Pour Fanchette, elle dormait, et je la baisai sans l’éveiller. Je descendis en tâtonnant, et je toussai, quand je fus à la porte de la rue. M. Lagouache m’attendait en fiacre, à vingt pas, avec Marie, la nourrice de mon fils, qu’on m’avait rendue à la prétendus mort de l’enfant, et que j’ai retenue pour me servir. Il était fort maussade. Je l’avais fait geler, disait-il, pendant une heure. Ses plaintes étaient si grossières, son action, en m’aidant à monter, me parut si brutale, que j’étais presque tentée de rentrer. Eh! plût à Dieu! Je ne sais quoi m’a retenue. Nous arrivâmes dans notre logement. Le souper était prêt: mais comme j’avais été obligée de me mettre à table avec Mme Canon, et Mlle Fanchette, je ne pus manger. Il voulait m’y forcer, et me fit cent contes, tous plus sots les uns que les autres. Il alla jusqu’à me dire en ricanant, que c’était… l’envie d’être au lit. Ce mot me fit lui lancer un regard… qui l’interdit. Il se mit à ricaner encore, en me demandant si l’on ne pouvait pas badiner avec sa petite femme? je me calmai, bien résolue de me venger de ses propos. Je quittai la table avant lui, et m’enfermai dans ma chambre. Il eût l’indécence de rester jusqu’à trois heures, à me prier, à me presser, je crois même qu’il lui échappa quelques menaces. Je tins bon. Le lendemain monsieur me bouda. Je le laissai faire. Le soir, je m’enfermai comme la veille. Il jura très fort, s’emporta, et me cria qu’il allait mettre la porte en dedans. Il y frappa en effet, avec une espèce de gros marteau, si longtemps, et si fort, que les voisins sont accourus. Il leur a dit que sa femme ne voulait pas le recevoir auprès d’elle depuis plusieurs jours, et qu’il voulait enfoncer la porte, non pour la maltraiter, mais pour la caresser. Voyant qu’il y avait là du monde, et tous des inconnus, je suis sortie. Il est veau m’embrasser: tout le monde s’est mis à rire, et s’est retiré en riant; on nous a souhaité le bonsoir, en nous disant qu’un aussi beau couple que nous le faisions, ne devait pas avoir de différend. Il s’est donc trouvé dans ma chambre malgré moi. Je lui ai signifié que je voulais être seule. Alors M. Lagouache a changé de ton, et m’a signifié à son tour qu’il prétendait rester, que j’étais à lui, que je m’étais donnée, et qu’il n’y avait rien de si beau que le don. En même temps il est venu pour se familiariser au dernier point: car il a voulu mettre une main sur ma gorge. Je lui ai appliqué un soufflet. Il a porté sa main sur sa joue, en lâchant ce mot grossier, dont les ss sifflantes écorchent les oreilles d’une femme honnête. Il s’est tenu tranquille un moment. Mais à l’instant où je ne m’y attendais pas, il s’est jeté sur moi. Je me suis défendue de toutes mes forces, et j’ai appelé ma domestique à mon secours. Il lui a déclaré que si elle approchait, il lui… du pied dans le… Ces brutales expressions ont achevé de me mettre en fureur: je ne l’ai plus ménagé. Il a été obligé de me laisser. Je lui ai ordonné de sortir. «Ordonne! – Oui, je vous ordonne dé sortir de ma chambre. – Non pardieu! que je ne t’aie eue à mon plaisir. – Vous! jamais. – Ah! si, mignonne, si; tu mettras de l’eau dans ton vin: car je te jure que je ne quitte pas d’ici que ça ne soit. – Tu sortiras, à l’instant, lui ai-je dit… Marie, allez chercher mon frère, rue…, et dites-lui de venir sur-le-champ à mon secours. – Si tu sors, Marie (a-t-il dit en la retenant par la jupe) je t’écrase. – Allez, obéissez-moi; je suis votre maîtresse. – Et moi ton maître… – Ma chère Marie, partez, je vous en prie! je reconnaîtrai ce service. – Et moi aussi: car si tu bouges, au premier pas, un de ces chenets t’arrêtera court, en te fendant la cervelle. – Sortez de ma chambre, monsieur! – Je suis chez moi, en étant chez vous, et j’y resterai. – Mais vous n’êtes pas encore mon mari. – Si je ne suis pas chez ma femme, je suis chez ma… (le plus vilain mot est sorti de sa bouche), et mes droits sont les mêmes.» Je me suis mise à pleurer. Il est resté tranquille, étendu dans un fauteuil, feignant de s’endormir. J’étais au désespoir. J’ai été auprès de Marie, et je lui ai parlé fort bas, pour l’engager à se réunir à moi. «Ô madame! il me tuerait: il a des yeux qui m’ont fait peur! Oh! le vilain ogre! si vous n’êtes pas sa femme encore, ne la devenez jamais, je vous en prie! – Il faut absolument ma chère Marie, que tu m’aides à le mettre hors de ma chambre; tu n’en seras pas fâchée; je te garderai avec moi.» Et je l’ai embrassée, pour l’y engager. Nous sommes venues tout doucement derrière l’ogre (comme l’appelait Marie), nous nous sommes jetées sur lui ensemble et quoiqu’il ne dormît pas, nous l’avons si bien contenu, que nous l’avons mis dehors. Nous avons fermé la porte sur nous, et nous nous sommes mises au lit ensemble, malgré le vacarme qu’il a fait à la porte, le reste de la nuit. Au jour, il s’est couché. Et comme ma chambre a une sortie sur l’escalier, nous avons fait notre déjeuner et nous avons passé la moitié de la journée fort tranquillement. À dîner, Marie lui a été mettre le couvert pour lui seul dans sa chambre. Il a voulu la maltraiter; mais cette fille, que j’avais aguerrie, lui a tenu tête, et lui a déclaré, que s’il osait la frapper, elle lui fendrait le crâne avec une bouteille. Elle l’a contenu par là, et il a été forcé de dîner seul.

C’était lundi. Le reste du jour et la nuit suivante, il est resté tranquille. Le mardi matin, je l’ai entendu soupirer et gémir dans sa chambre, jusqu’à l’heure du déjeuner. Il m’a fait demander humblement par Marie, la permission de déjeuner avec moi. J’ai cru devoir y consentir. Il s’est fort bien comporté jusqu’à dîner. Nous nous sommes mis à table ensemble. En finissant, il m’a proposé une partie de trictrac, que j’ai acceptée. Nous avons causé ensuite. Il m’a demandé pardon de ses torts, et j’ai pensé que je pouvais l’accorder. Comme nous allions nous mettre à table pour souper, il est entré chez nous une voisine fort aimable avec son mari. Je les ai reçus poliment.

Lagouache, sans m’en demander avis, les a priés de souper avec nous. Ils ont accepté, en disant qu’ils brûlaient d’envie de faire notre connaissance. La gaieté a régné à table: les propos ont été fort libres, de la part des convives, et de Lagouache qui les aime. J’étais surprise par intervalles, d’entendre sortir certains mots des halles de la bouche d’une femme jeune, jolie, et qui paraissait assez bien élevée. En quittant la table, on s’est mis à faire des folies: la voisine a embrassé fort librement son mari; elle voulait que j’en agisse de même avec le mien: «Ah ça, madame la prude (m’a-t-elle dit), je vous avertis que je ne sors pas de chez vous, que je ne vous voie au lit avec ce cher époux; et je vous avoue tout uniment que c’est à sa prière, que nous sommes venus souper ici ce soir pour cimenter votre réconciliation. Allons, point de bégueulerie; je le veux et ça sera.» J’ai voulu parler. Elle m’a fermé la bouche. J’ai compris alors la raison de l’apparente tranquillité de Lagouache: il avait agi par les conseils de cette femme, à laquelle sans doute il avait fait une demi-confidence, en nous donnant pour mariés; j’ai cru qu’il fallait cesser de rire: j’ai pris un ton sérieux, en disant à la dame voisine que j’avais des raisons importantes. «Comment! comment! est-ce qu’il aurait… (je n’ose écrire une expression aussi libre et aussi grossière.) Ah! dans ce cas-là, c’est autre chose, et je ne dis plus rien! – Eh non, madame, a dit Lagouache en riant d’une manière qui, pour la première fois, me l’a fait paraître sot, je me porte aussi bien que vous. – Mais que veut donc dire madame? Elle m’en veut, pour un badinage qui m’est échappé le soir de notre arrivée ici; elle ne saurait me le pardonner. Je vais vous le dire à l’oreille.» Et il le lui a dit sans doute. «Quoi! ce n’est que ça! Ah! tu es une franche bégueule, madame Lagouache! si je me fâchais pour ça! – Chacun a son humeur, madame, ai-je dit fort sèchement: moi cela me fâche beaucoup! Et il faut que monsieur ait la bonté de laisser calmer mon ressentiment, avant qu’il soit question de réconciliation entre nous.» Le mari n’avait encore rien dit que de général. Il a pris mon parti, et soutenu vivement à sa femme, qu’elle serait fâchée, s’il lui avait tenu un pareil propos. Elle a assuré d’abord le contraire; mais à la elle s’est rendue, en disant que cela était vrai: mais qu’il ne fallait pas en convenir devant moi, parce que cela m’autorisait dans ma bouderie. Et elle a continué de protester qu’elle ne sortirait pas que nous ne fussions ensemble au lit, M. Lagouache et moi. Son mari, qui me parait un homme de bon sens, a voulu l’emmener elle s’est fâchée très sérieusement contre lui, et a continué de me; persécuter, jusqu’à ce que, je me sois fâchée à mon tour, et que je l’aie renvoyée très mécontente de moi. Lagouache a été obligé de sortir avec elle, et il l’a fait pour montrer sa douceur à nos voisins. Lorsqu’il a été parti, j’ai dit à Marie que je voyais, bien que cette femme était gagnée par monsieur; que je la priais d’aller aux écoutes, pour savoir s’il n’y avait pas quelque dessous de carte qu’il m’importait de connaître. Elle est montée doucement, et elle a entendu le mari et la femme qui se querellaient. «Que savez-vous, des, raisons de cette jeune dame, disait le mari: peut-être est-ce une fille de famille, car elle en a l’air, qui ne s’est laissée enlever qu’à condition d’un prompt mariage, ou d’être respectée jusqu’à ce qu’il se fasse, et que ce jeune homme-ci veut abuser de sa situation? – Ah! si je le savais, a dit la femme, je serais la première à la soutenir! – Sois-en sûre, ma femme: je sais que malgré certaines expressions libres, que tu tiens de ta mère, tu as l’âme honnête et le cœur excellent; étudie un peu ces jeunes gens-ci, avant de te décider pour ou contre lorsque tu seras sûre, je trouverai bon tout ce que tu feras, et tout ce que tu diras.» La femme a répondu à son mari qu’il avait raison, et ils se sont réconciliés.