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Lettre 6. Réponse.

[Ma femme lui remontre doucement, d’après mes conseils.].

10 mars.

Ma très chère et très aimée sœur, je vous écris avec bien du plaisir, car quand on aime comme je vous fais, au défaut de la conversation, on aime à s’entretenir muettement avec les personnes qui nous sont chères, et qu’on a tant et si longtemps chéries, qu’elles ne peuvent par absence, comme elles ne le pourraient par torts, s’effacer de notre souvenir. Tant s’en faut que ça soit avec vous, chère sœur, qu’au contraire vous m’êtes, je crois, d’autant plus présente, en raison de ce que votre absence me prive du plaisir de voir en vous ma plus chère amie, et de plus la sœur du digne Pierre R** mon mari, lequel a vu votre lettre; et comme je vous dois la sincérité autant que l’amitié, chère sœur, je vous dirai que votre frère aîné, en la lisant, a par trois ou quatre fois froncé le sourcil, et sur ce que je lui ai demandé, ce qu’il y reprenait, il m’a répondu: «Ce n’est que légèreté; Ursule est légère, et ce sont les deux plus légers de chez nous qu’on a envoyés à la ville, et les plus beaux; comme aussi les meilleurs cœurs: Dieu les préserve! car je suis quelquefois en transe rapport à eux: et je vous en prie, ma chère femme, en vertu de l’affection que vous me portez, et de celle que vous avez toujours eue pour le cher Edmond et la très chère Ursule, de leur écrire du fond de votre bon cœur (car votre frère ne me dit jamais que des choses honorables), des discours qui leur rappellent nos années premières; et si mal arrivait, je sens que ce ressouvenir me ferait fondre en larmes, et il les y fera fondre aussi; car leur cœur bon et tendre est facile à toucher.» Je n’ai rien retranché de son discours, ma chère sœur, pas tant seulement une syllabe, et pendant que le voilà qui lit le prophète Jérémie, je vous écris. Chère et bonne sœur, ce mariage du cher Edmond, et la manière, nous ont bien surpris, ici! Mais la volonté de Dieu soit faite, et ce qui est fait et approuvé de nos bons père et mère, arrête et clos notre jugement; car la voix de Dieu parle par leur bouche: c’est ce qui fait qu’aussitôt que nous avons su leur approbation, mon mari, et moi-même, nous avons fait une lettre au nom de nos bons père et mère, pour donner toute satisfaction au cher et bien-aimé frère et à sa femme (que Dieu le veuille rendre heureux par elle, et elle heureuse par lui!) et les inviter à venir passer ici les fêtes de Pâques, et quelque temps avec; et je vous puis assurer, que je marquerai à la femme du cher frère, tous les sentiments d’une bonne sœur, et tels que je les dois à la femme d’Edmond. Quant à ce qui est de vous personnellement, très chère sœur, que ne puis-je avoir le bonheur de vous revoir aussi! En bonne vérité! si quand vous arriverez, je vous trouve un petit air émerillonné, comme quand vous êtes ici revenue avec nous, vous n’avez pas sitôt passé deux jours dans cette maison paternelle, que vous reprenez votre air de bonté naïve, qui vous va si bien et vous rend si jolie, que ce n’est rien de le dire, il faut le voir! Oh! ma chère sœur! je ne sais pas si vous gagnez à la blancheur de la ville, mais je sais bien qu’ici, avec votre œil modeste, votre grande paupière baissée, votre parler doux et timide, votre action retenue, votre marche posée, et pourtant si gracieuse et si vive, vous étiez, et êtes encore, un des plus agréables objets que le bon Dieu ait mis sur la terre, pour donner à ceux qui vous voient une idée de la gentillesse et de la beauté de ses créatures. Vous ressouvenez-vous, chère sœur, de ce jour, que nous étions, quatre de vos autres sœurs, vous et moi, sur le chemin de Vermenton, nous en revenant de la vigne du Vaurainin , et que nous fûmes rencontrées par ce bon vieillard de cent ans, qui avait connu votre bon père tout petit garçon? Il ne nous connaissait pas! Et pourtant il s’arrêta pour nous regarder toutes, et il dit: «je ne sais pas! mais il semble que ces traits-là de visage ne me sont pas étrangers, et si pourtant je ne les ai jamais vus? mais je m’en rappelle de pareils, qui florissaient il y a soixante ans, dans Magdelon R**, la plus séante et la meilleure, comme la plus jolie des filles de Nitry (et c’était votre bonne tante, aînée de votre père): je gagerais que voilà sa nièce? (Vous montrant.) Oh! que vous avez de gentillesse, aimable et revenante fille! Et je crois bien que vous avez l’âme de celle que vous représentez qui était si bonne, si douce, si pieuse, si parfaite en modestie et retenue, que le pasteur l’en a citée, à l’honneur et gloire de Dieu et de ses parents; oui, voilà sa modestie, et son regard gracieusement baissé. Dieu vous bénisse, belle et modeste fille, dont la vue réjouit et enlève l’âme vers le bon Dieu; soignez bien cette belle et gracieuse image, qu’il a mise dans votre agréable tête, pour la faire servir à sa gloire, et au bonheur d’un de ses enfants, qu’il vous garde en sa toute bonté: car il se complaît dans si joli chef-d’œuvre de ses divines mains. Et il vous donna sa bénédiction, que Dieu veuille ratifier. Vous étiez un peu brune pourtant, et si vous voyez que vous n’en étiez pas moins agréable. Quant à vos sœurs, il les loua toutes, et les reconnut, mais il les loua moins que vous; et il voulut bien faire à moi quelque attention, dont je conserverai toute ma vie le souvenir: car il avait aussi connu mon père tout enfant. Quant à ce qui est de votre parure, encore que mon mari ait froncé le sourcil à cet endroit, si est-ce que je pense qu’il faut que vous soyez comme on est à la ville, et je crois que mon mari, votre frère, n’a repris, par son air, que le ton avec lequel vous en parlez. Pardon, chère sœur, si je vous parle moi-même avec tant de liberté! mais voilà des choses qui sont moins de moi que de votre digne frère, et même de votre bonne mère qui, toute indulgente qu’elle est, a pourtant quelques craintes pour vous. Mais à tout prendre, dans ce que vous m’écrivez, nos chers parents sont heureux de n’avoir que de si petits sujets de remontrances; et moi, à part, j’en félicite leurs bons et tendres cœurs. Quant à ce qui est des partis, c’est là le point important, et mon mari a encore froncé là le sourcil; mais votre bonne mère en a tressauté d’aise; et elle m’a dit: «Fanchon, ma chère fille et bru, je n’ai aucune inquiétude, quoique votre mari en ait; car d’abord, je connais Ursule, comme elle est bien craignant Dieu; et ensuite je sais en quelles mains qu’elle est, et que c’est dans celles de la sagesse même; et quant à ce qui est de sa nouvelle belle-sœur, tout un chacun en dit du bien à c’t’heure: par ainsi, ma chère fille, Dieu lui pardonnera, et elle fera une bonne femme, incapable de mauvais exemple; et puis Ursule est prévenue: que je serais joyeuse, de voir quelqu’un de mes pauvres enfants, filles et garçons, bien établis à la ville, pour, en cas d’affaires ici, avoir quelqu’un à nous, et à tous vous autres, qui nous serve et nous recommande! car les pauvres villageois sans connaissances sont bien malmenés!» Vous voyez, chère sœur, comme elle pense, et c’est d’après ces vues, bien d’une bonne mère, qu’il faut envisager tout établissement et toute inclination. En voilà bien, ma chère aimée sœur! et je ne veux pas finir en vous avec toi, ma très chère Ursule, que j’aime si tendrement. Je t’embrasse, et te souhaite, outre mille et mille biens, le souvenir de ton attachée à jamais sans diminution.

FANCHON BERTHIER, Fme de Pierre R**.