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Lettre 80. Ursule, à Fanchon.

[Elle tâche de gagner ma femme par des discours trompeurs.].

20 novembre.

Grâces au ciel, ma chère sœur, après toutes mes peines, je respire enfin, puisque le marquis et le conseiller sont mariés tous deux! je n’y pense plus. Il n’y avait pas que ces partis-là dans le monde; peut-être n’est-ce pas en épousant des gens qui se croient au-dessus de nous qu’on peut espérer vivre heureux en ménage; j’ai toujours ouï-dire que la douce égalité assortissait bien mieux. C’est le cas où je me trouve, et je t’avouerai que je préfère un mari auprès duquel je n’aurai pas toujours le rôle d’une obligée: il me semble qu’il n’y a rien de si fatigant, à la longue, que ce rôle-là, et, qu’il suffit seul pour rendre une femme très malheureuse. Je trouve ici un jeune peintre, ami de mon frère, estimable, rempli de belles qualités et de talents, auquel je désirerais de m’unir, si c’est, comme je le pense, le bon plaisir de nos chers père et mère. Il se nomme M. Lagouache, et il est de très bonne famille. Je te dirai que ma rupture avec le marquis ne les a pas brouillés, mon frère et lui; loin de là, ils se voient tous les jours; et comme mon frère demeure à l’étage au-dessus de moi, il ne s’en passe guère que je n’aie leur visite. Je me conforme à l’usage du grand monde, avec le marquis, et je lui parle comme s’il n’était rien arrivé entre nous. De son côté, il me débite des galanteries d’usage, et qui ne signifient rien; je les reçois avec des expressions de la même valeur: mais comme il est le plus riche et le plus puissant, il s’avance quelquefois davantage, et il me disait un de ces jours: «Croyez, mademoiselle, que s’il avait dépendu de moi, vous seriez mon épouse, et que sans la tromperie qu’on m’a faite, en me persuadant la mort de mon fils, jamais je n’aurais eu la complaisance de me conformer aux vues de ma famille. Dans le fond, je sais tout ce que je vous dois: la moitié de ma fortune ne m’acquitterait pas avec vous, aussi, brûlé-je d’envie de faire pour vous tout ce qui dépendra de moi. Je voudrais que vous eussiez un carrosse, un domestique, une maison. Je puis, sans déranger mes, affaires, mettre à cet objet soixante mille francs par an, et vous m’obligeriez de prendre ce train de vie, qui vous convient, comme à la mère de mon fils. Car certainement, si je n’en ai pas d’autre, ou que mon épouse ne me donne que, des filles, il sera mon héritier, et j’aurai pour cet effet recours à la bonté, du prince. Il n’y aura aucun obstacle à craindre du côté de ma famille; car mon père et mes deux oncles sont dans les mêmes sentiments; je suis le dernier mâle de ma maison. Ainsi, je voudrais que vous prissiez dès à présent un ton, qui indiquât que la mère de mon fils est une femme du premier mérite. Votre beauté ne vous donnera que des admirateurs, et aucun détracteur, après vous avoir vue, n’osera ouvrir la bouche; vous êtes si parfaite en appas et en grâces, que sans avoir les puissantes raisons que j’allègue, sans amour pour vous, sans désirer de retour de votre part, je vous offrirais encore les mêmes choses, pour mettre dans un jour digne d’elle une femme propre à faire l’ornement de la société, lorsqu’elle voudra s’y montrer.» Il fait plus: il me presse, il presse mon frère d’accepter ces propositions. Mais je ne vois pas que je doive le faire; du moins jusqu’à ce qu’il y ait, lieu, de croire que le marquis n’aura pas d’autre fils. Car pour lors, comme il le dit, ce ne serait pas de lui que je ni pour lui que je brillerais tout, cela n’aurait, que mon fils pour objet. Un enfant de ce rang-là, s’il obtenait celui de son père, mériterait, exigerait même que sa mère eût un train convenable, et qu’elle ne demeurât pas dans une obscurité dont il aurait à rougir. Tout cela me met dans un furieux embarras! D’un côté mon cœur me sollicite pour un établissement où je serai tranquille, mais privée de mon fils; de l’autre, je vois l’aisance, une vie dissipée, bruyante même, qui n’est pas sans attrait, mais qui pourrait offrir un côté désavantageux aux yeux des critiques sévères. Je crois que pour éviter les dangers de toute espèce que je prévois, il vaudrait mieux me marier. Je te prie, chère sœur, d’en toucher un mot à nos bons père et mère, et de les engager à m’envoyer leur aveu, pour m’en servir, en cas d’un avantage réel à mon égard, et de l’avis de mes amis.