Изменить стиль страницы

XIII

Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son rayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Mlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit, et qu'elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune fille s'affaiblissait de jour en jour, et elle avait dû s'aliter l'avant-veille.

– Dites que je descends à l'instant, répondit Denise très inquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de Colomban. D'abord, plaisanté par Clara, il avait découché; puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes, devenu le chien obéissant de cette fille, il n'était pas rentré un lundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d'adieu, faite avec des phrases soignées d'homme qui se suicide. Peut-être, au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calcul rusé d'un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux; la maison de draperie se portait aussi mal que sa future, l'heure était bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citait comme une victime fatale de l'amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s'y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sa petite figure blanche, mangée d'anémie, gardant le silence et le vide de la boutique. Il n'y avait plus de commis; la bonne donnait un coup de plumeau aux casiers; et encore était-il question de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noir tombait du plafond; des heures se passèrent sans qu'une cliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu'on ne remuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre des murs.

– Qu'y a-t-il? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est en danger?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s'emplirent de larmes. Puis, elle balbutia:

– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah! c'est fini, c'est fini…

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre, comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Les soixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété de Rambouillet, s'étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffre de la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait à présent les draps d'homme, les velours de chasse, les livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venait d'être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles de son rival, un assortiment tel qu'il n'en existait pas encore sur la place. Peu à peu, la dette avait grandi; il s'était décidé, comme ressource suprême, à hypothéquer l'antique immeuble de la rue de la Michodière, où le vieux Finet, l'ancêtre, avait fondé la maison; et ce n'était plus, maintenant, qu'une question de jours, l'émiettement s'achevait, les plafonds eux-mêmes devaient s'écrouler et s'envoler en poussière, ainsi qu'une construction barbare et vermoulue, emportée par le vent.

– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun; il faut bien que quelqu'un garde ici, oh! seulement par précaution, car en vérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devant le quartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur se serrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drap exhalaient elles-mêmes.

– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t'attend, elle t'a demandée toute la nuit. C'est quelque chose qu'elle veut te dire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournée verdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, il murmura, comme si on avait pu l'entendre d'en haut:

– Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s'assit sur une chaise. D'un geste machinal, il s'essuyait le front avec l'essoufflement d'un homme qui sort d'une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit à Denise:

– Tu la verras tout à l'heure… Quand elle dort, il nous semble qu'elle est guérie.

Le silence recommença. Face à face, le père et la mère se contemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, ne nommant personne, ne s'adressant à personne.

– Ma tête sous le couteau, je ne l'aurais pas cru!… Il était le dernier, je l'avais élevé comme mon fils. On serait venu me dire: «Ils te le prendront aussi, tu le verras faire la culbute», j'aurais répondu: «Alors, c'est qu'il n'y aura plus de bon Dieu!» Et il l'a faite, la culbute!… Ah! le malheureux, qui était si bien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées! Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent aux vitrines des maisons louches!… Non, voyez-vous, c'est à confondre la raison!

Il branlait la tête, ses yeux vagues s'étaient baissés et regardaient les dalles humides, usées par des générations de clientes.

– Voulez-vous savoir? continua-t-il à voix plus basse, eh bien! il y a des moments où je me sens le plus coupable, dans notre malheur. Oui, c'est ma faute, si notre pauvre fille est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n'aurais pas dû les marier tout de suite, sans céder à mon bête d'orgueil, à mon entêtement de ne point leur laisser la maison moins prospère? Maintenant, elle aurait celui qu'elle aime, et peut-être leur jeunesse à tous deux accomplirait-elle ici le miracle que je n'ai pas su réaliser… Mais je suis un vieux fou, je n'y ai rien compris, je ne croyais pas qu'on tombât malade pour des choses pareilles… Vrai! ce garçon était extraordinaire: un don de la vente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutes sortes, enfin mon élève…

Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commis qui le trahissait. Denise ne put l'entendre s'accuser, et elle lui dit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeux pleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeur et absolu.

– Mon oncle, ne l'excusez pas, je vous en prie… Il n'a jamais aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviez voulu hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même; il savait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui, et vous voyez bien que cela ne l'a pas empêché de partir… Demandez à ma tante.

Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma ces paroles d'un signe de tête. Alors, le drapier blêmit davantage, tandis que les larmes achevaient de l'aveugler. Il bégaya:

– Ça devait être dans le sang, le père est mort l'été dernier d'avoir trop couru la gueuse.

Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs, passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixer sur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dans l'attente vaine de la clientèle disparue.

– Allons, c'est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notre commerce, et voilà qu'une de leurs coquines nous tue notre fille.

Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlait par instants les dalles, passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l'air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, au milieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques agonisantes, on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans la maison. C'était Geneviève qui venait de se réveiller et qui tapait avec un bâton, laissé près d'elle.

– Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche de rire, il ne faut pas qu'elle sache.

Lui-même dans l'escalier, se frottait rudement les yeux, pour effacer la trace de ses larmes. Dès qu'il eut ouvert la porte, au premier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue, criant:

– Oh! je ne veux pas être seule… Oh! ne me laissez pas seule… Oh! j'ai peur d'être seule…

Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut un sourire de joie.

– Vous voilà donc!… Comme je vous ai attendue, depuis hier! Je croyais déjà que vous m'abandonniez, vous aussi!

C'était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur la cour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D'abord, les parents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur la rue; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, la bouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elle était allongée, si fluette sous les couvertures, qu'on ne sentait même plus la forme et l'existence d'un corps. Ses maigres bras, brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuel mouvement de recherche anxieuse et inconsciente; tandis que ses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s'être encore épaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où agonisait la dégénérescence dernière d'une longue famille poussée à l'ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.

Cependant, Denise, le cœur crevé de commisération, la regardait. Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin, elle murmura:

– Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous être utile? Vous me demandiez… Voulez-vous que je reste?

Geneviève, l'haleine courte, les mains toujours errantes dans les plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.

– Non, merci, je n'ai besoin de rien… Je voulais seulement vous embrasser.

Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, se pencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir aux lèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l'avait prise, et elle l'étreignait, et elle la gardait dans un embrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers son père. – Voulez-vous que je reste? répéta Denise. Si vous aviez quelque chose à faire?