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Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre, l'architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à faire travailler la nuit. De puissantes lampes électriques furent établies, et le branle ne cessa plus: des équipes se succédaient, les marteaux n'arrêtaient pas, les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même renoncer à fermer les yeux; ils étaient secoués dans leur alcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait. Puis, s'ils se levaient pieds nus, pour calmer leur fièvre, et s'ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d'une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d'ombres noires, d'ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue des murailles neuves.

L'oncle Baudu l'avait dit, le petit commerce des rues voisines recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des Dames créait des rayons nouveaux, c'étaient de nouveaux écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre s'élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons. Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d'être déclarée en faillite; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois; les fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie de leurs magasins; si Bédoré et sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d'autres ruines allaient s'ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps: le rayon d'articles de Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros homme sanguin; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont les magasins dormaient dans l'ombre du passage Sainte-Anne. On craignait même l'apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, en voyant le Bonheur afficher les porte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands de meubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui se mêlaient de vendre des tables et des armoires; mais des clientes les quittaient déjà, le succès du rayon s'annonçait formidable. C'était fini, il fallait plier l'échine: après ceux-là, d'autres encore seraient balayés, et il n'y avait plus de raison pour que tous les commerces ne fussent tour à tour chassés de leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait le quartier de sa toiture.

À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employés entraient et sortaient, ils s'allongeaient en une queue si longue sur la place Gaillon, que le monde s'arrêtait pour les regarder, comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, les trottoirs en étaient encombrés; et les boutiquiers, devant leurs portes, songeaient à l'unique commis, qu'ils ne savaient déjà comment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce chiffre de quarante millions d'affaires, avait aussi révolutionné le voisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris de surprise et de colère. Quarante millions! songeait-on à cela? Sans doute, le bénéfice net se trouvait au plus de quatre pour cent, avec leurs frais généraux considérables et leur système de bon marché. Mais seize cent mille francs de gain était encore une jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pour cent, lorsqu'on opérait sur des capitaux pareils. On racontait que l'ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francs augmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital qui devait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau, quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après le repas, restait un instant accablé, les yeux sur son assiette vide: elle avait raison, c'était ce renouvellement incessant du capital qui faisait la force invincible du nouveau commerce. Bourras seul niait les faits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme une borne. Un tas de voleurs, voilà tout! Des gens qui mentaient! Des charlatans qu'on ramasserait dans le ruisseau, un beau matin!

Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer aux habitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientèle ne venant plus à eux, ils s'efforçaient d'aller à elle, par l'intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la place de Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs, qui sauvait les petites maisons de draps et de flanelles, lorsqu'il voulait bien les représenter. Naturellement, on se le disputait, il prenait une importance de personnage; et, Baudu, l'ayant marchandé, eut le malheur de le voir s'entendre avec les Matignon, de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autres courtiers le volèrent; un troisième, honnête homme, ne faisait rien. C'était la mort lente, sans secousse, un ralentissement continu des affaires, des clientes perdues une à une. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, on avait vécu sur les économies d'autrefois; maintenant, la dette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre des billets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices: il vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui lui coûtait tant d'argent en réparations continuelles, et dont les locataires ne l'avaient pas même payé, lorsqu'il s'était décidé à en tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son cœur en saignait comme de la perte d'une personne chère. Et il dut céder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait plus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme, ses voisins, que le désir d'augmenter leurs terres détermina. Les soixante-dix mille francs allaient soutenir la maison pendant quelque temps encore. Malgré tous les échecs, l'idée de la lutte renaissait: avec de l'ordre, à présent, on pouvait vaincre peut-être.

Le dimanche où les Lhomme donnèrent l'argent, ils voulurent bien dîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva la première; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard, effaré par tout un après-midi de musique; quant au jeune Albert, il avait accepté l'invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d'ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu, vivant sans air au fond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de vent que les Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre existence. Geneviève, blessée des allures impériales de Mme Aurélie, n'avait pas ouvert la bouche; tandis que Colomban l'admirait, pris de frissons, en songeant qu'elle régnait sur Clara.

Avant de se coucher, le soir, comme Mme Baudu était déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré les fenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines des travaux d'en face.

– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth? dit-il enfin. Eh bien! ces Lhomme ont beau gagner beaucoup d'argent, j'aime mieux être dans ma peau que dans la leur… Ils réussissent, c'est vrai. La femme a raconté, n'est-ce pas? qu'elle s'était fait près de vingt mille francs cette année, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre maison. N'importe! je n'ai plus la maison, mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d'un côté, tandis que tu cours la prétentaine de l'autre… Non, vois-tu, ils ne peuvent pas être heureux.

Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il gardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté son rêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers sa femme; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait un instant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps nouveaux: on n'avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette heure plus que des commerçants, c'étaient les caissiers qui rachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la famille n'existait plus, on vivait à l'hôtel, au lieu de manger honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisant que le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouillet avec des actrices.

Mme Baudu l'écoutait, la tête droite sur l'oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de la toile.

– Ils t'ont payé, finit-elle par dire doucement.

Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeux à terre. Puis, il reprit:

– Ils m'ont payé, c'est vrai; et, après tout, leur argent est aussi bon qu'un autre… Ce serait drôle, de relever la maison avec cet argent-là. Ah! si je n'étais pas si vieux, si fatigué!

Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projets vagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sans remuer la tête.

– As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps?

– Non, répondit-il.

– Eh bien! elle m'inquiète un peu… Elle pâlit, elle semble se désespérer.

Debout devant le lit, il était plein de surprise.

– Tiens! pourquoi donc?… Si elle est malade, elle devrait le dire. Demain il faudra faire venir le médecin.

Mme Baudu restait toujours immobile. Après une grande minute, elle déclara seulement de son air réfléchi:

– Ce mariage avec Colomban, je crois qu'il vaudrait mieux en finir.

Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui revenaient: Était-ce possible que sa fille tombât malade, à cause du commis? Elle l'aimait donc au point de ne pouvoir attendre? Encore un malheur de ce côté! Cela le bouleversait, d'autant plus qu'il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n'aurait voulu le conclure dans les conditions présentes. Pourtant, l'inquiétude l'attendrissait.