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– Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron, là-haut… Il n'a pas l'air à la noce.

– En voilà une sale baraque! répondit Favier. Quand on pense que je n'ai pas encore vendu!

Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi de courtes phrases, sans se regarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en train d'empiler des pièces de Paris-Bonheur, sous les ordres de Robineau; tandis que Bouthemont, en grande conférence avec une jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix une commande importante. Autour d'eux, sur des étagères d'une élégance frêle, les soies, pliées dans de longues chemises de papier crème, s'entassaient comme des brochures de format inusité. Et, encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires, des satins, des velours, semblaient des plates-bandes de fleurs fauchées, toute une moisson de tissus délicats et précieux. C'était le rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises, si légères, n'étaient plus qu'un ameublement de luxe.

– Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si je ne me fais pas mes douze francs par jour en moyenne, je suis flambé… J'avais compté sur leur mise en vente.

– Bigre! cent francs, c'est raide, dit Favier. Moi, je n'en demande que cinquante ou soixante… Vous vous payez donc des femmes chic?

– Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise: j'ai parié et j'ai perdu… Alors, je dois régaler cinq personnes, deux hommes et trois femmes… Sacré mâtin! la première qui passe, je la tombe de vingt mètres de Paris-Bonheur!

Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu'ils avaient fait la veille et ce qu'ils comptaient faire dans huit jours. Favier pariait aux courses, Hutin canotait et entretenait des chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d'argent les fouettait, ils ne songeaient qu'à l'argent, ils se battaient pour l'argent du lundi au samedi, puis ils mangeaient tout le dimanche. Au magasin, c'était là leur préoccupation tyrannique, une lutte sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait de prendre pour lui l'envoyée de Mme Sauveur, cette femme maigre avec laquelle il causait! une belle affaire, deux ou trois douzaines de pièces, car la grande couturière avait les bouchées grosses. À l'instant, Robineau s'était bien avisé, lui aussi, de souffler une cliente à Favier!

– Oh! celui-là, il faut lui régler son compte, reprit Hutin qui profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoir contre l'homme dont il voulait la place. Est-ce que les premiers et les seconds devraient vendre!… Parole d'honneur! mon cher, si jamais je deviens second, vous verrez comme j'agirai gentiment avec vous autres.

Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouait la bonhomie, énergiquement. Favier ne put s'empêcher de lui jeter un regard oblique; mais il garda son flegme d'homme bilieux, il se contenta de répondre:

– Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.

Puis, voyant une dame s'approcher, il ajouta plus bas:

– Attention! voilà pour vous.

C'était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe rouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n'achèterait pas. Il se baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de rattacher les cordons d'un de ses souliers; et, caché, il murmurait:

– Ah! non, par exemple! qu'un autre se la paie… Merci! pour perdre mon tour!

Cependant, Robineau l'appelait:

– À qui la ligne, messieurs? À M. Hutin?… Où est M. Hutin?

Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut le vendeur inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet, elle voulait simplement des échantillons, avec les prix; et elle retint le vendeur plus de dix minutes, elle l'accabla de questions. Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrière le comptoir. Aussi, lorsqu'une nouvelle cliente se présenta, intervint-il d'un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui se précipitait.

– Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vous étiez là derrière…

– Mais, monsieur, je n'ai pas entendu.

– Assez!… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieur Favier, c'est à vous.

D'un regard, Favier, très amusé au fond de l'aventure, s'excusa auprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la tête. Ce qui l'enrageait, c'était qu'il connaissait bien la cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeurs appelaient entre eux: «la jolie dame», ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisait porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, mise avec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleur monde.

– Eh bien! et votre cocotte? demanda Hutin à Favier, lorsque celui-ci revint à la caisse, où il avait accompagné la dame.

– Oh! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle a l'air trop comme il faut. Ça doit être la femme d'un boursier ou d'un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans ce genre.

– Laissez donc! c'est une cocotte… Avec leurs airs de femmes distinguées, est-ce qu'on peut dire aujourd'hui!

Favier regardait son cahier de notes de débit.

– N'importe! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre-vingt-treize francs. Ça me fait près de trois francs.

Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers de notes de débit: encore une drôle d'invention qui leur encombrait les poches! Il y avait entre eux une lutte sourde. Favier, d'habitude, affectait de s'effacer, de reconnaître la supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il des trois francs emportés d'une façon si aisée, par un vendeur qu'il ne reconnaissait pas de sa force. Une belle journée, vraiment! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de quoi payer de l'eau de seltz à ses invités. Et, dans la bataille qui s'échauffait, il se promenait devant les comptoirs, les dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu'à son chef, en train de reconduire la jeune femme maigre, à laquelle il répétait:

– Eh bien! c'est entendu. Dites-lui que je ferai mon possible pour obtenir cette faveur de M. Mouret.

Depuis longtemps, Mouret n'était plus à l'entresol, debout près de la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grand escalier qui descendait au rez-de-chaussée; et, de là, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi renaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu à peu, emplissait le magasin. C'était enfin la poussée attendue, l'écrasement de l'après-midi, dont il avait un instant désespéré, dans sa fièvre; tous les commis se trouvaient à leur poste, un dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième table; la désastreuse matinée, due sans doute à une averse tombée vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le ciel bleu du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, les rayons de l'entresol s'animaient, il dut se ranger pour laisser passer les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerie et aux confections; tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue des galeries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout: on s'écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagères attardées. Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames s'étaient dégantées, pour palper doucement des pièces de Paris-Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s'échauffer et revivre, depuis les caisses où l'or sonnait, depuis les tables où les garçons de magasin se hâtaient d'empaqueter les marchandises, jusqu'aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, qui s'emplissait de paquets descendus, et dont le grondement souterrain faisait vibrer la maison. Au milieu de la cohue, l'inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant les voleuses.

– Tiens! c'est toi! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me déranges pas… Et, d'ailleurs, tu n'as qu'à me suivre, si tu veux tout voir, car aujourd'hui je reste sur la brèche.

Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la vente serait-elle le triomphe espéré? Pourtant, il riait avec Paul, il l'emmena gaiement.

– Ça paraît vouloir s'allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seulement, je n'ai pas de chance, il y a des jours de guigne, ma parole!… Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile ne m'a rien acheté.

Et il désignait du menton une dame qui s'en allait, en jetant des regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses mille francs d'appointements qu'il s'engraisserait, s'il ne vendait rien; d'habitude, il se faisait sept ou huit francs de tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n'arrivait guère qu'à huit; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux de la bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un garçon froid qui n'avait jamais su égayer une cliente! C'était exaspérant.

– Les bonnetons et les bobinards ont l'air de battre monnaie, murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie et de la mercerie.

Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, dit brusquement: