Изменить стиль страницы

Dans le taxi, elle a commencé par se calmer, maugréant:

– Si t'es tellement dans le rush que t'as pas cinq minutes pour que je passe acheter un journal et récupérer un truc à mon hôtel, t'as pas cinq minutes et c'est tout… C'est pas une raison pour te monter le chiraud comme ça…

Puis elle a tiré une clope de son sac, l'a allumée. Le chauffeur a fait remarquer qu'on ne fumait pas dans son taxi. Assez gentiment, parce que cette fille tapait une classe infernale et que tout le monde commençait par être aimable avec elle. Sonia s'est ruée sur l'occasion:

– Qu'est-ce que c'est que ce balourd, d'où j'ai pas le droit de fumer?

Elle aboyait les mots. Il a doctement confirmé:

– Non, mademoiselle, ni vous ni personne.

– Attends, j'ouvre la fenêtre, tu vas pas me dire que ça te dérange? Au prix où je paie de toute façon, je peux bien te déranger un peu, O.K.?

Le chauffeur n'était pas un vrai conflictuel; comprenant qu'elle était infiniment plus pénible que bandante, il s'est arrêté au premier feu rouge, a bloqué son compteur et réclamé sa course. Tout étant relatif, et considérant le déluge d'insultes qu'il s'est ainsi attirées, je l'ai trouvé stoïque et courtois. Sonia, royale et la gueule déformée par un rictus de mépris haineux qu'elle portait plutôt bien, lui a laissé vingt sacs en susurrant:

– Et ton taxi, chéri, mets-toi bien dans le crâne que si ça m'amuse, demain tu le tapisses panthère et tu portes un bonnet à pompon. Alors frime pas trop, tu pourrais le regretter.

Et on est parties à pied, le pont des Terreaux n'était qu'à quelques centaines de mètres derrière nous. Ça nous faisait une trotte jusqu'au Checking.

J'aimais bien sa tête quand elle s énervait. J'aimais moins marcher, et encore moins me faire remarquer, alors je faisais un peu la gueule. Mais comme elle ne l'a plus fermée de tout le voyage, mon silence boudeur n'a rien changé à son monologue survolté. Elle avait quinze embrouilles de taxi à raconter.

– C'est trop une sale race, faut pas hésiter à être désagréable avec eux, sérieux…

Oreille distraite, je regardais le fleuve. Eau noire et brillant faiblement, grosse langue de ténèbres. L'air glacé me détruisait les bronches et la marche chassait le peu d'alcool que j'avais emmagasiné. J'avais hâte qu'on arrive, et Sonia ne l'a pas fermée de tout le voyage.

19 H 55

En quelques pas l'air glacé avait traversé mon blouson. J'avançais, voûtée, coudes collés au corps et le visage tordu en un rictus de résistance au froid.

La lumière bleue du Checking est apparue en bout de route. De l'extérieur, le bâtiment ressemblait à une manufacture abandonnée, sans fioritures, carré de béton.

Porte blindée, noire et très haute, nous avons sonné et attendu que de l'intérieur on nous vérifie la face. Il fallait penser à reculer d'un pas au bruit du lourd système de verrouillage qu'on manœuvre pour ne pas prendre la porte dans la tête, car elle s'ouvrait sur l'extérieur. Les non-avertis se la prenaient régulièrement pleine tête, ce qui ne manquait jamais de nous donner le fou rire.

Les deux filles de l'entrée se sont écartées pour nous laisser entrer, révérence discrète et rigide, d'inspiration très militaire: le torse se pliait en avant, mouvement sec et élégant. Tailleurs bleu sombre, talons aiguilles et chignons impeccables. J'ai toujours eu du mal à les distinguer les unes des autres. La Reine-Mère en plaçait un peu partout dans sa boîte, toutes les mêmes, exactement. Brunes, corpulences de nageuses est-allemandes, jambes interminables, mâchoires carrées et le teint mat. Elles assuraient le service d'ordre sans jamais papoter entre elles, polies mais rarement souriantes. Elles y étaient pour beaucoup dans le folklore du Checking Point.

La Reine-Mère avait un sens aigu de l'image qui en impose.

Le vestibule de la boîte ressemblait à un hall d'hôtel new-yorkais tel qu'on en voit dans certains films. Déluge de marbre blanc et de dorures astiquées, reluisantes. Tapis moelleux, lustres dégoulinants de verroteries savamment agencées. Exagération sur le luxe et le grandiose. Silence impénétrable. Que les choses soient claires: on arrivait chez la Reine-Mère et elle avait les moyens de faire les choses en grand.

Puis on traversait un long couloir tapissé de velours pourpre, escorté d'une des filles. Des fois qu'on pisse contre le velours… Je ne faisais plus attention au décor, le Checking était le QG de l'orga, on tramait là tous les soirs.

En revanche je ne m'étais jamais habituée au choc, lorsqu'on débarquait dans la boîte proprement dite. Le passage du silence cathédrale lumière blanche au chaos stroboscope de la salle. Des kilos de sono, et il fallait que ça s'entende. Que les basses aient de l'impact sur la peau, sinon à quoi ça sert. À chaque fois, c'était comme se faire happer dans le gros ventre sombre d'une baleine bien attaquée.

And you're as funny as a bank.

Chaleur moite, à cause de la sueur évaporée dans l'air, lights arrogants et salles bondées. C'était pourtant tôt mais l'endroit était vraiment prisé. Sur le mur du fond, Suck my Kiss s'étalait en lettres bloc, argentées, détourées d'un rouge vif et brillant. Et tout autour, entrelacs de couleurs maladivement embrouillées, gangrène déployée le long des murs.

Je me suis assise juste après la porte, là où le bar faisait un angle. C'était la place du premier verre, le temps que la sensation d'avoir pénétré à l'intérieur d'un haut-parleur devienne agréable, que les yeux s'habituent aux crépitements des lights, que le cerveau y aille de son petit résumé des faits: y avait-il du monde, qui était dans la cabine DJ, qui servait au bar, et toutes ces menues choses qui permettraient ensuite d'évoluer là-dedans sans l'ombre d'une hésitation.

Les tabourets étaient très hauts, pratiques pour les filles pour faire des figures avec leurs jambes, elles ne s'en privaient pas, adéquats pour les garçons pour prendre des poses de cow-boys post-Apocalypse, ils faisaient ça très bien.

Sonia s'est directement précipitée en piste, est entrée dans une transe nerfs à vif en quelques coups de croupe, tête basculée en arrière, processus d'exorcisme langoureux. Violence rentrée, ressortie déformée, à base d'ondulations du bassin.

J'ai vidé mon verre par toutes petites gorgées, sans jamais le lâcher des mains, dos au comptoir, en regardant les salles alentour.

La Reine-Mère a fait son entrée. Costume gris clair, coupe irréprochable. Talons très hauts, qu'elle réussissait à porter comme des rangers de femme. Au Checking, ça ne s'entendait pas, mais dans la rue elle faisait un bruit incroyable avec ça, martèlement sec et impérieux. Cravate dénouée, chemise blanche déboutonnée, juste de quoi laisser entrevoir une bretelle noire de soutien-gorge, ainsi qu'une clavicule remarquable.

Elle était flanquée de deux filles, imperturbables et droites, ses gouines de confiance. Pendant un temps, les deux affectées au service de la Reine-Mère seraient soumises à un rude entraînement, mise de pression continuelle, formation rapprochée. Puis elle les balancerait à un poste de confiance et s'enticherait de nouvelles filles. La Reine-Mère était capable de faire rentrer dans le crâne de la plus complexée des gamines une force incroyable, elle déverrouillait les cerveaux, bricolait quelque chose et mettait les gens en route. Son regard sur les filles extirpait de chacune d'elles une version améliorée.

Elle a pris le temps de dire bonjour à tout le monde. Chez elle. Elle se penchait en souriant sur le cas de chacun, un mot gentil ou drôle. Aimait à prendre ainsi son bain de fidèles, inspection de ses troupes, prise de température. Elle avait le contact physique facile, prenait les gens par l'épaule, les gratifiait d'une petite tape sur l'avant-bras. Elle avait grandi en se gavant de films italo-américains, en reproduisait avec talent la mafieuse atmosphère.

Arrivée à notre hauteur, elle m'a tendu la main. Nous échangions toujours des poignées de main très viriles, style convention de tatouage. J'avais remarqué que je me tenais spontanément droite quand elle venait me saluer. Au garde-à-vous, poitrine en avant.

Sonia nous a rejointes, s'est assise avec nous, pour une fois relativement calme. La Reine-Mère lui faisait comme un sédatif. Sonia aimait à raconter que lorsqu'elle était entrée dans le sérail de l'orga, elle n'était qu'une merdeuse sans repère ni promesse d'avenir. Elle avait la reconnaissance particulièrement tapageuse, mais il était courant que les filles fassent preuve d'une conscience très nette du clivage avant-après orga, un paradoxal apprentissage de la dignité dans la prostitution.

Sonia s'est penchée vers elle pour lui parler, nous étions tous coutumiers du dialogue bouche collée à l'oreille, mouvements de tête rapides pour se répondre, voix bien placée pour ne pas assourdir mais couvrir le vacarme ambiant. Elle parlait d'un client avec qui elle avait un différend:

– Moi, je veux bien qu'il vienne faire le ménage chez moi tous les jours, et qu'il le fasse en string si ça l'amuse, ça ne me dérange pas plus que ça… Tant qu'il raque, je m'en carre que ça soit pour faire la vaisselle, au contraire. Tu vois? Mais je lui chie pas dessus, c'est hors de question… Il faudrait le mettre sur quelqu'un d'autre, une fille qui lui conviendrait mieux.

La Reine-Mère a acquiescé:

– Il fait appel depuis assez longtemps à nos listings pour le savoir: il n'a pas à te demander des trucs pareils. Nous verrons ça, ne t'inquiète pas.

Elle a vidé son verre, imitée par ses gouines de compagnie, puis m'a fait signe. Il était temps de passer à son bureau.

Nous avons traversé toute la boîte, jusqu'au mur du fond, porte étroite qui donnait sur un escalier.

20 H 15

Son bureau: tentures vert bouteille et bordeaux, caricature de luxe XIXe – enfin, tel qu'elle imaginait ça, en fait ça faisait plutôt bordel de western. Avalanche de gadgets coûteux, matériaux hors de prix. Le déroulement des fax faisait bruissement de fond. Derrière elle, mur d'écrans de contrôle, qu'elle ait toute la boîte sous les yeux. Jusqu'aux chiottes, qui n'étaient pas l'endroit le moins révélateur de l'endroit. Ce délire inquisiteur n'était pas uniquement un rappel de son omniprésence parmi nous, elle passait effectivement des heures entières à regarder son petit monde, observer-déchiffrer le comportement de chacun d'entre nous, en se posant des énigmes qui n'auraient jamais effleuré le commun des mortels, relevant des détails apparemment anodins auxquels elle donnait sens. Cette passion des autres lui valait de nous connaître tous jusqu'à la corde, et de relever chaque marque d'évolution. Un monstre dans son genre.