Afin d'y voir plus clair, monsieur Palissy revient plusieurs fois à la cité de la Prospérité, dans la mesure où lui permettent ses horaires d'instituteur du primaire. Il s'installe sur un plot de béton ou s'adosse au préau en faisant semblant de lire son journal. Il peut ainsi observer les allées et venues de Kennedy sans trop se faire remarquer (sauf par un groupe de jeunes qui se mettent à lui taxer des cigarettes).
Un jour, la chance est de son côté. Kennedy sort accompagné d'une dame et s'arrête juste à côté de lui, à un crachat. Ils se tiennent par la taille en se faisant des enfants dans le cou. Palissy a tout le loisir d'observer son client de face trois quarts. Quelle ressemblance! Il aurait certes besoin d'un petit brushing, peut-être même d'une séance ou deux à lipo-sucer, oh, trois fois rien, une intervention minime pour rehausser les bajoues et enlever les poches, mais c'est lui tout craché, le fringant JFK des rugissantes sixties, l'incorrigible tombeur du sexe faible.
Mais ce n'est pas tout. La dame! En l'observant attentivement, Palissy détecte des airs de déjà vu…»
Oncle Guillaume leva le menton pour se ravitailler en vol et marquer une pause dramatique.
«Marilyn! cria mon père, enthousiaste.
– Trop beau pour être vrai, sourit oncle Guillaume. Il y a pensé, Palissy, à Marilyn, mais la dame en question, bien que blonde, n'a pas plus de quarante ans: un peu jeune pour Marilyn, la Marilyn. Non, c'est tout simplement… madame Caumartin., la femme à feu M. le maire. Palissy l'avait vue plusieurs fois aux réunions de coordination enseignants-enseignes. Madame Caumartin!
Palissy poursuit son enquête sulfureuse. Il relève les noms des boîtes aux lettres. Par recoupements, il détermine le faux nom sous lequel se cache Kennedy – un certain J. Ben Saïd – J comme John, évidemment.
Un jour, n'y tenant plus, il accoste l'homme au détour d'un café.
"Excusez-moi, mister Ben Saïd, je sais qui vous êtes." Et il lui fait de l'œil, l'air de dire "on ne me la fait pas, j'en ai disséqué des plus durs".
L'autre, vous vous en doutez, reste muet comme une carpe sans avocat. Vous pensez bien qu'il ne s'est pas caché toutes ces années pour avouer bêtement à la première occasion. Alors Palissy, très sûr de lui:
"J'ai toujours été physionomiste – je connais les visages de tous mes élèves – alors ce n'est pas la peine de nier."
L'autre, toujours rien. Palissy:
"Je vais vous rafraîchir la mémoire. Les missiles à Cuba, ça vous dit quelque chose? C'est-y pas vous qui avez failli nous déclencher une petite guerre atomique? Allons, vous voyez bien, monsieur John Fitzgerald. Si vous voulez, ça restera entre nous."
Car Palissy a quand même la tête sur les épaules. Il se dit que c'est l'occasion d'écrire ce livre dont il a toujours rêvé, un livre qui le rendra riche et célèbre. Ce Ben Saïd alias Kennedy est une mine d'or à condition de garder le secret. (S'il n'avait pas joué perso, s'il en avait dit un mot ne serait-ce qu'au commissariat du coin, l'histoire aurait pu prendre une tournure toute différente. Mais je m'égare.)
L'autre conteste l'évidence, fait semblant de ne rien comprendre, s'énerve, sort de faux papiers, les agite sous le nez de Palissy.
"Bah, avec vos relations, ne me dites pas que c'était difficile de vous les procurer, mister president"
Et là, vous ne devinerez jamais, l'homme s'enfuit. Il plante Palissy dans la cour de l'immeuble et court se cacher dans son appartement de la porte G. Uh oh, se dit Palissy, mon bonhomme, tu as quelque chose sur la conscience.
Dès lors, il passe son temps à traquer le cachottier. Il l'accoste dès qu'il peut, il l'accompagne au café-PMU, il va dans les mêmes boulangeries, il le suit en voiture.
Un jour, il parvient à le surprendre avec madame Caumartin à la sortie d'un centre commercial Belle Épine. La blonde madame Caumartin rougit jusqu'aux extrêmes. Et là, surprise, eh se voyant repéré, avec sa dame toute confuse à ses côtés, c'est Kennedy qui vient trouver Palissy de son propre chef et lui fait signe de le suivre un peu à l'écart.
"Bon, lui dit-il, tu as gagné, pot de colle, je suis bien celui que tu sais, et maintenant tu me lâches la grappe ou je ne réponds plus de mes mains."
Palissy: "Tout l'honneur est pour moi, muter président, je suis confus de vous avoir importuné mais la vérité est un devoir, surtout pour le serviteur de la République que je suis. Votre secret restera entre nous mais je ne résiste pas à la curiosité de vous poser deux, trois questions. Si vous le voulez bien, mister president."
Il veut bien. Il enrage, il regarde sa douce et tendre en prenant des airs de martyr, mais il veut bien. Tout, pourvu que notre inquisiteur le laisse tranquille.
La première question que pose Palissy peut sembler déplacée pour quelqu'un qui se trouve face à la plus grande manipulation de l'Histoire, mais c'est celle qui lui vient en tête dans ce moment d'une rare intensité:
"Monsieur Kennedy, pour votre exil, pourquoi avez-vous choisi notre pays?"
Et l'autre, tranquillement:
"Parce que c'est le trou du cul le plus paumé et inculte sur Terre, où l'on a le moins de chances de me retrouver. Il offre néanmoins un minimum de civilisation et de protection sociale."
Oncle Guillaume se tut pour laisser la place à l'indignation générale.
« Ah le fumier!» criait mon père, «Faut lui apprendre la politesse!» hurlait un autre, «Dehors, le fils à papa!» entendait-on de partout: en un instant notre paisible bistrot du dimanche s'était transformé en une ruche de protestation. Rarement ai-je entendu pareille unanimité chez notre peuple plutôt enclin à se chamailler. Quels que fussent l'âge, le rang social ou le niveau d'éducation, la rage écumait le long des tables, l'insulte grondait dans les gorges.
Wolf et moi, nous savourions cette ambiance d'unité nationale digne d'un grand match de Coupe de monde. Ça faisait plaisir à voir: le patron du bistrot, plutôt de droite, voire plus, main dans la main avec le facteur, plutôt de gauche, voire plus, le tout saupoudré de rose, plus ou moins rose, et de bleu, allant du bleu horizon à l'outremer, tous ensemble, tous outrés. C'était plus beau qu'un conte de fées, et je me sentis transporté: peu de temps auparavant, j'avais lu un roman de science-fiction où la Terre était attaquée par des Martiens, ce qui provoquait la fin des guerres entre les nations terriennes et une grande unité contre le mal absolu, unité indispensable pour survivre. C'était beau comme une utopie en paillettes. Wolf, lui, semblait vibrer à la force animale qui se dégageait de ces dizaines de pieds qui tapaient le sol comme un troupeau en colère. Il mit ses doigts dans la bouche et siffla à perforer les murs.
Seul dans son coin, l'oncle Abe ne disait rien.
Après l'exaspération vint le temps de la réflexion, où chacun essaya de théoriser sur ce qu'il convenait ou pas d'entreprendre.
«Notre pays accorde le droit d'asile aux étrangers persécutésj disait Raphaël, l'employé de banque, il le refuse aux tyrans. Kennedy doit partir.
– Il a une attitude immature, s'indignait la femme du notaire. Il n'a pas hésité à briser le couple à feu M. le maire.
– Ce type profite de nos largesses sociales, remarquait l'étudiant. C'est un parasite.
– J'espère que Palissy l'a dénoncé à qui de droit», conclut mon père en regardant oncle Guillaume.
Oncle Guillaume toussa légèrement et le silence respectueux revint.
«Ben non, justement. Il a voulu se l'approprier. Genre, le Kennedy c'est moi qui l'ai trouvé, je le garde pour moi. C'est lamentable, tellement humain. Il pensait au livre qu'il voulait écrire, aux révélations exclusives qu'il y mettrait. Alors… Après avoir tourné autour du pot, Palissy se lance et pose enfin la question essentielle: "Monsieur Kennedy, à quoi rime la mise en scène de votre assassinat?"
Kennedy le regarde avec l'air de supériorité qu'on lui connaît:
"Vous allez me laisser tranquille après?
– C'est promis", répond Palissy bien qu'il n'ait aucune intention de tenir sa promesse car il n'est pas né le Yankee yuppie qui dictera quoi que ce soit à un Français.
Kennedy regarde madame Caumartin qui s'exaspère. Il lui fait un signe de la main qui veut dire "on n'a pas le choix, chérie, un peu de patience" et il livre à Palissy un des plus gros secrets de l'Histoire.
"Sachez que c'est Lee Oswald qui était la cible de notre opération, dit Kennedy. L'ensemble de la manœuvre visait à le faire passer pour l'assassin du président des États-Unis pour pouvoir l'enfermer, puis le faire exécuter – par Jack Ruby -, sans attirer les soupçons. Une fois la mission accomplie, je me suis exfiltré vers le Mexique, puis vers la France. J'ai toujours admiré Henry Miller.
– Mais l'autopsie? demande le brave Palissy, au bord de l'évanouissement.
– Du bidon, répond Kennedy. Photos maquillées, médecins achetés."
Palissy: "Mais Zapruder?
– Un agent fédéral, répond l'autre. Le film a été entièrement monté en studio. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il était flou à ce point?"
Palissy s'acharne: "Le sénateur Connally?
– Lui, on l'a tiré pour de vrai, pour rendre l'affaire plus crédible et éliminer un témoin qui aurait pu parler. D'où le deuxième tireur, qui était en fait le seul, planqué dans les buissons le long de la route."
Et ainsi de suite. À chaque question désespérée de Palissy, le monstre a une explication qu'il assène avec un naturel désarmant. Le sang sur les sièges et le bout de cerveau? Une poche de sang percée au bon moment et un peu de cervelle d'agneau. Les traces de poudre sur les doigts d'Os-wald? Résultats truqués au laboratoire. Le cercueil couvert du drapeau officiel? On y a mis un cadavre de clochard trouvé à la morgue.
"Mais pourquoi? s'écrie Palissy. Pourquoi ce mensonge du siècle?" Et l'autre répond, imperturbable: "Lee Oswald était un dangereux communiste. J'ai servi ma patrie. Et, pour vous parler franchement, Jackie commençait à me courir. J'avais d'autres ambitions sentimentales que ce mariage arrangé."
Là-dessus, il prend congé. Palissy reste en plan, le ventre calé par les incroyables révélations, les pensées en tire-bouchon, ne sachant qu'entreprendre… Et… Et… Non, je refuse de continuer de la sorte! Ce sinistre individu me dérange!»
Oncle Guillaume désigna Abe du menton et s'enferma dans un air maussade.