II
Tout a commencé après la fête, je veux dire après la collation qu'on a servie à l'Institut pour me féliciter de la jolie promotion qui m'était arrivée, ah vous n'êtes pas au courant? alors je résume: par une sorte de miracle, je passais directeur. Rassurez-vous, pas un vrai grand directeur, juste adjoint à la section herbivores du crétacé, ça peut vous paraître ridicule, mais ça faisait vingt ans que j'attendais ce petit coup de pouce, alors dans mon ventre j'avais mis du Champagne et sur ma langue le goût d'un canapé aux anchois. Imbécile que j'étais, imbécile profond et chronique, à ce point imbécile que je me rendais pas compte, j'étais à deux doigts du précipice, mais on est aveugle à ces choses-là, ce n'est qu'après coup, quand le malheur a déjà percuté, que l'on se dit que l'on aimerait bien revenir à cet état d'ignorance première, quand l'imbécillité nous rendait la vie plus gaie et le malheur n'existait pas. Insouciante imbécillité.
Autour de moi, je vous les décris dans le sens des aiguilles, il y a d'abord Marko mon collègue et ami, d'une droiture à croire qu'il n'est pas humain, il sourit l'air caramel. Ce qu'il lui faudrait à Marko c'est une bonne cuite de temps en temps, ou qu'on lui marche sur les pieds, car il est trop positif le Marko, toujours content de tout, on dirait qu'il aime la vie ce couillon. Viennent ensuite quelques éminents paléontologues que je n'ai pas la chance de connaître, ils sont là sans rien faire et ils lorgnent vers les chips, puis la chef du personnel, celle-là elle ne chôme jamais, tenez en ce moment elle me photographie pour le journal interne, alors je me redresse des épaules, j'essaie de faire le gagneur, le temps du flash j'arriverai à faire illusion, ensuite vient Nadine la secrétaire du service, et moi-même, votre dévoué. Dans la main gauche je tiens une flûte où s'affolent les bulles de Champagne, que fait la main droite? je demande, mais oui! vous l'aviez deviné les amis, la main droite est posée la paume bien ouverte sur le fondement de Nadine, je bouge la main droite en sirotant les bulles, je précise pour l'occasion que je suis droitier, je caresse la petite et je bois à ma santé, je sens sous la paume cette agréable courbure tiède qui a la consistance d'un ballon de foot légèrement dégonflé, je reçois dans le nez une décharge de gaz carbonique. Quant à mon organe cérébral, il s'est transformé depuis quelques minutes en une tour de contrôle, il s'encombre de statistiques idiotes mon organe, il se demande combien d'argent j'aurai en plus tous les mois, allez je lui donne la réponse, ça doit faire dans les quinze à vingt pour cent plus la prime, assez en tout cas pour inviter ma Françoise au restaurant. On ira chez le sybarite, le meilleur restaurant du quartier, il nous servira sa langouste farcie qu'on aime tant, ça lui fera plaisir je suppose à Françoise, le sybarite c'est sa table préférée, ce n'est pas que la chère y est meilleure mais le serveur moustachu se donne du mal pour ses yeux, il se glisse sous le meuble et lui embrasse ce qu'il peut, si si je vous jure que c'est vrai, sur la tête de ma mère il en pince vraiment pour Françoise, je trouve ça rigolo vu qu'on est pas du même monde. Il disparaît sous la nappe pour une vingtaine de minutes, Françoise ferme les paupières pour se détendre à fond, et moi j'en profite pour lui chiper un peu de sauce. Quand le serveur a fini sa besogne, il se cogne la tête sur le bord de la table comme dans une mauvaise farce, ça fait un bruit sourd un peu comme un gong, les couverts sursautent et je ris de bon cœur. Allons, maladroit, apporte-nous une bouteille de lafite.
Ma main gauche repose la flûte à tâtons et cherche quelques chips, la surdose de champagne j'y tiens pas spécialement. Ma main droite n'est plus sur Nadine, tiens c'est curieux, la main droite est partie à la hâte vers la poche de mon pantalon, en un sens c'est dommage et je vois bien que Nadine est un peu irritée, qui ne le serait pas à sa place? Désolé j'ai eu un contrordre, ça doit être le fait de penser à Françoise dans un contexte charnel, la moustache trempée du sybarite piquait mon imagination, alors j'ai pas pu retenir, c'était trop fort pour mes nerfs, je le dis sans chichis. Le spasme me fait prendre conscience de la tranche de bonheur que je me paie. Je suis là avec du champagne entre les doigts, je n'ai mal nulle part, je n'ai envie de rien, c'est du paradis bien tassé que la vie me sert aujourd'hui. Dans la bouche, l'anchois me caresse la langue. Tandis que je me vide, j'ai l'impression que dans le nuage de magnésium qui enveloppe mes sens s'agite la Félicité que l'on recherche tous, un geste de ma part et je la cueillerai, l'inexprimable plane à côté de votre serviteur.
Le paradis est bien fait: je porte aujourd'hui un costume en flanelle, une matière qui camoufle, sinon je mourrais de honte qu'on me prenne pour un mufle. En bas de mon torse c'est chaud et humide, c'est l'Afrique équatoriale, mais personne n'a rien vu, ils se jacassent dans les oreilles, ma promotion provoque un torrent de paroles, on me félicite d'un ton pénétré. Il paraît que j'ai fait sur les iguanodons un travail remarquable, ils disent remarquable avec accent circonflexe, ils ne sont pas bien exigeants que je me dis, je n'ai fait que le minimum, ça fait des années que je ne cherche plus à me surpasser, c'est la routine herbivore avec son lot de rapports annuels et ses os à trier, on m'a promu à l'ancienneté et c'est pas la peine de me raconter des salades.
L'iguanodon! tu parles d'une spécialisation, c'est ce qu'il y a de plus ringard dans la paléontologie, on le connaît par cœur l'iguanodon depuis des lustres qu'on l'étudié, il n'y aura jamais rien de neuf sur l'iguanodon, ils le savent bien ces hypocrites, et je le sais bien, et ils savent bien que je le sais bien, tout le monde est au courant de l'universelle stérilité de l'iguanodon, seulement c'est le squelette le plus fréquent sur les fouilles, alors on m'appelle sans arrêt, on me convoque aux quatre coins de la France, apparemment il reste des iguanodons dans chaque mètre carré de terrain, il suffit de creuser. Tous les jours on appelle l'Institut, allô? mon toutou a trouvé un gros os que dois-je faire? Ne vous inquiétez pas madame, ça doit en être un, ne touchez à rien, on vous envoie la cavalerie, tout est prévu chez nous à l'Institut, nous avons le plus grand spécialiste d'Europe, un expert es iguanodons, vous m'en direz des nouvelles ma brave dame. Si seulement j'avais les ichtyosaures à m'occuper, ça serait différent, ça traîne pas les rues les ichtyosaures, alors le type qui s'en occupe on le respecte, on lui fout la paix.
Non, finalement je l'avais bien méritée cette promotion puisque j'étais le seul à me farcir les iguanodons, je l'avais pas volée cette médaille en chocolat, ces quelques centaines qui me permettront d'aller plus souvent au restaurant, sans compter que pour la sortie annuelle à l'Opéra je pourrai prendre des billets de première catégorie, au balcon on se mettra Françoise et moi, on aura l'auréole de véritables bourgeois, de partout on nous regardera avec envie, et nous on aura l'air de trouver ça naturel. Vive l'iguanodon alors! Vivent les herbivores du crétacé dont je suis devenu le caïd, ce sont de braves bêtes, elles me permettent de manger à ma faim, elles sont mortes il y a des millions d'années mais leur carcasse contribue à mon bien-être, c'est sur leur dos que je touche mon salaire, je m'en rends compte et n'essayez pas de m'en dissuader, je sais que l'homme trivial dirait qu'elles ont “retrouvé une vie grâce à moi”, comme c'est lâche et présomptueux! ce bla-bla n'est qu'imposture, en réalité c'est moi qui les parasite.
En vérité, je vais vous le dire mon dada, j'aurais voulu m'occuper du sapiens quand il était encore australopithèque, retrouver cet Adam à qui on doit notre déchéance, lui dire franchement dis donc un peu Adam de mes deux, tu trouves pas que t'as fait une bêtise et je reste poli, tu nous as bien mis dans la merde, tes petits-enfants ne te disent pas merci Adam! La vie que tu nous as imposée est bien dure, Adam, les salaires sont misérables, le travail est pénible et l'on est obligé d'attendre vingt ans une minable promotion de rien du tout! Enfant de salop! Adam! T'as de la chance d'être mort, sinon on t'aurait fait ta fête, tu peux le croire! Entre parenthèses je vous le dis, c'est le rêve du paléontologue, retrouver ses parents, retrouver Adam et Eve, et leur fouiller dans le crâne, disséquer la carie, jouer avec le fémur, vous imaginez la scène de famille, mais non, ça doit être impossible, ils ont dû ordonner qu'on brûle leur cadavre, pas fous les ancêtres, ils se doutaient de la vermine qu'ils allaient transmettre dans leurs gènes à nous autres pauvres descendants, ils s'imaginaient notre soif de vengeance, alors comme Hitler ils ont pris leurs dispositions.
Des homo sapiens j'en ai qui s'agitent autour de moi, je les étudie in situ, il y a Marko qui me tapote l'épaule dans un geste de potache, à côté de lui la chef du personnel croque un canapé sans rater une syllabe de ce qui se dit autour d'elle, la voilà qui se coupe un bout de quiche. La secrétaire Nadine cause avec une éminence et c'est une main à boutons de manchette qui lui masse le derrière.
Quel ennui que ces fêtes préfabriquées! Un babouin me demande ce que je compte faire avec ma prime de cette année. Je ne sais pas, je réponds. Il va s'acheter une voiture suggère Marko, quelle stupidité que je me dis, j'ai aucune raison de m'acheter une voiture, j'habite à dix minutes de l'Institut. La conversation rebondit sur les voitures, l'éminence me déconseille cet achat, aucune marque ne trouve grâce à ses yeux, il s'emporte facilement. Vous savez, qu'il me dit, j'ai revendu la mienne il y a trois ans et je ne le regrette pas, bien que cela me prenne une heure et demie pour me rendre à l'Institut. Fort bien, libre à vous, mais pourquoi l'avoir fait? je demande, pas sincèrement intéressé vous pensez bien, il fallait soutenir la jactance. C'est à cause de la paperasserie, m'explique l'éminence. Il était submergé entre la carte grise, l'assurance, les vignettes, les factures de réparation, le contrôle technique, les bons d'essence, le certificat de non-gage, stop! je lui dis, stop! vous m'avez convaincu, ménagez vos postillons, c'est pas pour moi la voiture, j'ai déjà suffisamment de mal avec mes papiers courants. L'éminence sourit de ses fausses dents d'omnivore, son râtelier écrase une petite chips.
Petit à petit nous avons vidé la table et l'on a constaté que l'on n'avait plus rien à se dire. Alors pour ne pas prolonger le malaise, la chef du personnel tape du couteau sur le cristal, elle s'adresse à moi, le clou du buffet, elle dit en articulant pour que tout le monde l'entende qu'elle m'attend dans son bureau pour les formalités administratives. L'assemblée éclate en applaudissements et je ne sais plus où me mettre. Ils sont quand même sympas que je me dis, un peu ennuyeux comme tous les scientifiques mais sages, et perspicaces en ce qui me concerne. Car cette promotion, je l'ai à bon droit. C'est une bonne chose qui m'arrive. Musique!