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Malgré ce premier échec auprès d'un faible, j'ai décidé de conserver la même tactique: doucement. Ne pas y aller à l'aveuglette, à la laissez-passer-l'artiste. J'avais buté contre le premier faible, mais il ne fallait pas généraliser. Il s'agissait d'un faible que j'avais essayé d'apeurer, il semblait à peu près normal qu'il ait voulu se rebiffer. Le tout était de ne pas les attaquer, de ne pas les brusquer. Ce qu'il faut, si l'on veut se faire bien voir des faibles, c'est les aider. Leur porter secours. Alors, faibles et reconnaissants, ils ne peuvent plus nous faire le moindre mal.
Une nuit, en revenant de chez Marthe à pied (plus de métro, et je préférais marcher malgré le grand froid tremblogène plutôt que de me retrouver seul dans une voiture avec un chauffeur de taxi – en ces temps de crise, j'avais toutes les chances de m'asseoir derrière un forcené suicidaire ou un crampon chaleureux qui m'emmènerait de force taper le carton dans un coupe-gorge polonais devant un godet de schnaps artisanal (un seul emmerdeur ou un seul malade qui sillonne Paris cette nuit-là, et à tous les coups c'est pile pour ma pomme): méfiance est sœur de prudence, donc tante de sûreté, et j'étais prêt à me fendre d'un ou deux kilomètres de marche pour ne pas retomber tout de suite dans le malheur (je pouvais toujours craindre de me faire malmener au coin d'une rue par un gang de zoulous désœuvrés, mais à ce compte-là on ne met plus le nez dehors – et JE VOULAIS SORTIR)), j'ai rencontré une jeune femme à quelques mètres de chez moi.
Cette pauvre fille grelottait en sweat-shirt et en jupe devant la grille du métro. L'oisillon tombé du nid, très bonne image. L'oisillon meurtri, assommé, secoué de spasmes et nu comme le ver qu'il n'a pas mangé depuis la veille: elle claquait des dents, plissait douloureusement les yeux, se serrait dans ses propres bras, transie, chétive, apeurée, très moche.
Comme faible, on ne pouvait pas mieux faire. La princesse des massacrés. Peau-d'Âne, Cendrillon, Cosette, la petite fille aux allumettes: des veinardes, à côté d'elle. La vie me souriait enfin, en mettant sur ma route celle qui me permettrait de suivre mon plan de marche à la lettre. D'autant que cette apparition me rappelait celle de Pollux Lesiak un mois plus tôt, seule aussi, debout aussi, transie aussi – ça ne pouvait être que de bon augure (même si la comparaison s'arrêtait là: d'une part parce qu'il m'était absolument impossible de me cogner contre elle de manière naturelle, il aurait fallu que je lui fonce droit dessus, que je la tamponne en plein poitrail (pour aller nulle part, vers le métro fermé), elle m'aurait pris pour un homme très agressif; d'autre part parce que je n'avais pas envie de me cogner contre elle pour pouvoir ensuite engager une conversation badine et pleine de sous-entendus qui nous mènerait jusqu'à la conclusion glorieuse, puisque je la trouvais fort moche. (De toute façon, je ne voyais plus les filles, même fort belles, depuis cette heure passée avec Pollux Lesiak)).
Décidément, la roue de la chance tournait vite: c'est elle qui m'a adressé la parole lorsque je suis passé près d'elle.
– Vous savez à quelle heure ouvre le métro, s'il vous plaît?
– Vers cinq heures et demie, je crois.
– Et… Vous avez l'heure?
– Non. À mon avis, il est trois heures et demie, quatre heures.
– Oh non. Encore une heure et demie.
– Vous devez avoir froid, non?
– Je suis morte de froid. Vous savez s'il y a un bistrot ouvert, dans le coin? Je connais rien du tout, j'arrive de province.
– Je crois que le seul endroit où vous pourrez trouver quelque chose d'ouvert, à cette heure-là, c'est vers Châtelet.
– C'est loin?
– Pas tout près.
– Bon. Tant pis. J'ai un peu peur d'aller traîner par là-bas toute seule, il paraît que c'est pas très bien fréquenté, je vais attendre ici, c'est pas grave. Merci.
Non. Ça n'allait pas se terminer comme ça. Je ne pouvais pas la laisser là. Petite provinciale debout seule au coin d'une rue de Paris, avec rien sur le dos par moins soixante, non. Oscar m'envoyait la créature idéale, je n'avais pas le droit de tourner les talons et de rentrer me coucher. D'ailleurs, dans cette situation, n'importe qui aurait réagi comme moi, même un magicien de la vie, très à l'aise sur terre, qui n'a pas besoin de faibles pour s'en sortir.
– Écoutez… Vous ne pouvez pas rester ici, dans ce froid.
– Oh, c'est rien. Une heure et demie, après tout, ça passera. J'en ai vu d'autres.
– Je vous propose une chose: je n'ai pas sommeil pour l'instant. Alors si vous voulez, vous venez attendre cinq heures et demie à la maison. J'habite juste à côté.
– Pardon? Heu… C'est gentil, mais… Non, non, merci.
– Pourquoi? Oh! Ne croyez pas que… Je veux dire, je ne veux pas… Enfin, ne pensez pas que j'aie une idée derrière la tête, quoi.
– Non, bien sûr, mais…
– C'est juste pour… C'était simplement pour vous aider. Je vous fais un café, je vous laisse tranquille, et vous partez dès que le métro ouvre.
– Vous êtes sûr?
– Je vous assure que vous n'avez absolument rien à craindre de moi: pour tout vous dire, je préfère les garçons.
– Ah bon?
– On est comme on est, hein.
– Oui, excusez-moi. Bon, je suis peut-être naïve, mais c'est d'accord.
Et voilà comment j'ai emballé ma première faible. (Entre parenthèses, si j'avais voulu l'attirer dans un piège pour abuser d'elle à la fourbe, je me serais débrouillé comme un chef – mais c'est toujours quand on cherche un sept qu'on reçoit un as.) Elle m'a probablement dit son nom, mais je ne m'en souviens pas. J'ai donc pris la petite Peau-d'Âne sous mon aile et l'ai amenée chez moi, à l'abri, au chaud, sur mes coussins moelleux, au royaume de la tendresse et du café fumant. Pendant le trajet, elle a bien dû me remercier une centaine de fois, en me répétant qu'il était vraiment rare de trouver à notre époque, et dans cette ville de fous, des êtres humains qui prêtent encore attention aux autres et acceptent de leur rendre service quand ils le peuvent. Elle ne le savait pas, mais c'était elle qui me rendait service, en ne m'attaquant pas.
Lorsque nous sommes arrivés, comme par hasard, il n'y avait pas les pompiers, rien de cassé chez moi, pas de héros furibards installés partout. Juste Caracas, qui m'a fait une sorte de petit sourire de chat, du fond de son panier, sans doute pour me montrer qu'elle comprenait l'importance que revêtait pour moi ce premier contact rapproché avec l'inconnu.
J'ai posé Peau-d'Âne sur mon fauteuil confortable, j'ai allumé la télé, j'ai monté le chauffage, j'ai vérifié que tout dans la pièce autour d'elle était en place, qu'il ne manquait rien pour accueillir l'étrangère de passage (qui trouvera toujours une soupe et un morceau de pain chez nous) et suis allé donner à manger à Caracas. En versant la boîte dans son assiette, je savourais par avance les deux heures qui allaient suivre: un contact facile avec une représentante du monde extérieur.
NE SAVOUREZ JAMAIS RIEN PAR AVANCE
Lorsque je suis revenu de la cuisine, Peau-d'Âne avait sensiblement monté le son de la télé et zappait frénétiquement entre les quelques chaînes qui émettaient encore à cette heure-là. Je ne sais pourquoi, il m'a semblé que quelque chose avait changé – une sorte de décalage, brusquement (pas encore de dérapage, mais…). Sur son visage, peut-être, son expression. Ou bien dans son attitude. Elle paraissait très sûre d'elle, voilà. Elle montait le son, elle changeait les chaînes. J'ai eu l'impression qu'elle venait de s'installer, de prendre ses marques très rapidement. Ce n'était pas une impression désagréable, non, puisque je lui avais précisément proposé de venir ici pour qu'elle s'asseye et se réchauffe comme chez elle, mais j'étais tout de même un peu déconcerté de voir la petite princesse des sinistrés manier la télécommande avec tant d'aisance. Ça ne signifie pas grand-chose, on peut être humble et faible et savoir malgré tout se servir d'une télécommande. Mais comment dire? Elle me semblait soudain… moins timide.
Ayant réussi à trouver des clips sur une chaîne, elle avait encore augmenté le volume. Je lui ai gentiment demandé de baisser un peu, un tout petit peu si ça ne la dérangeait pas, car ma voisine était une adorable octogénaire à l'article de la mort, qu'un cancer des voies respiratoires empêchait déjà de dormir: si elle avait pour une fois réussi à échapper un moment à la douleur en tombant par hasard dans un sommeil bienfaisant, sinon réparateur, il eût été dommage (et cruel) de la remettre à la torture pour quelques notes de musique. (Honnêtement, j'exagérais un peu (c'était simplement afin d'éviter de passer pour un réactionnaire aux yeux de Peau-d'Âne): sous l'octogénaire agonisante se cachait en réalité un jeune et robuste Sénégalais du nom de Cissé Sikhouna, véritable agglomérat de muscles qui travaillait dix-huit ou vingt heures par jour (probablement dans quelque chose comme un abattoir clandestin de charolais survitaminés (tués à mains nues, je suppose, un bon coup de poing sur la nuque)), qui dormait donc comme une masse, à poings fermés (une masse aux poings fermés, il avait également cette allure en état de veille), et qui devait être aussi proche de la mort que Mathusalem le jour de sa première dent – mais je n'avais pas envie de me lancer dans une longue discussion avec Peau-d'Âne pour lui expliquer que je n'aimais pas la télé qui beugle: il est parfois plus simple et plus sage de travestir un peu la réalité.)
– Oh, je suis vraiment désolée, je ne savais pas. Je baisse tout de suite, excuse-moi.
– C'est rien, c'est rien, tu ne pouvais pas deviner.
– Pauvre femme. Pourvu que je ne l'aie pas réveillée.
– Je ne crois pas, non. (Tu aurais pu amener la fanfare de la Garde Républicaine, Cissé Sikhouna n'aurait pas bougé un cil.) J'espère pour elle, en tout cas.
– Je suis désolée. Tu m'invites gentiment, et je fous le bor… et je mets la pagaille. J'ai honte, je t'assure.
– Mais non, arrête, c'est rien.
– C'est parce que je n'entends pas très bien, tu sais, il ne faut pas m'en vouloir. J'ai eu un accident, quand j'étais gamine, et,… C'est assez bas, là?
Voilà comment je l'aimais, ma Peau-d'Âne. Accidentée, meurtrie, douce.
– Oui, tu peux même monter un peu. Tu ne dois plus entendre grand-chose, là. Tu veux boire quelque chose?