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Innombrables, étonnamment variées sont les sonneries téléphoniques de par le monde. Pour s'en convaincre il n'est pas nécessaire de sortir de chez soi, il suffit d'appeler l'étranger. Tout de suite se succèdent quelques tonalités. Quand on appelle au-delà des mers, on perçoit même un instant le bruissement de tel ou tel océan, aussi calme qu'une bête bourrée d'arrière-pensées. Puis cela vibre plus ou moins au loin, on perçoit le reflet d'une sonnerie déteint par la distance, pâle comme la photocopie d'une photocopie; c'est assez pour se faire une idée, assez pour s'assurer que selon les climats sous lesquels il dérange, le téléphone sonne sur divers tons, selon multiples rythmes. A l'opposé, par exemple, de nos longues stridences vertes, les appareils anglais procèdent par séries binaires de brefs bourdons bruns, les finnois crépitent sans nuance dans le pourpre et les malais distillent d'interminables grelottis blanchâtres, invertébrés, presque transparents.

Depuis l'autre bout du globe, leur écho s'insinuait dans l'oreille de Pons qui, profitant d'une absence de Nicole, tentait de joindre l'aîné des frères Aw. L'entreprise était intrépide, vu la surveillance exercée là-bas par Jouvin, ici même par Boris – Pons, d'abord, s'était assuré que celui-ci s'activait au jardin. Deux lignes raccordaient la plantation au réseau téléphonique mondial; l'une aboutissant à la villa Jouvin, le duc avait composé le numéro de l'autre qui grelottait donc sur le bureau du petit local comptable jouxtant l'usine. On devait y approcher minuit. Surveillant du coin de l'œil son épouse effondrée sous un ventilateur, Raymond Jouvin devait passer en revue les traits marqués le matin même sur les litres. Pons espérait tomber sur le veilleur de nuit, excellent Temoq acquis à la cause des frères Aw et tout dévoué à sa personne.

Au bout de cinq à six grelots survint un décrochement sensible suivi d'un cliquetis d'ondes pointues, d'un silence en brève suspension puis d'un imposant back-ground, niagaresque, enserrant une interrogation presque inaudible lancée de très loin, comme de l'autre côté de la chute d'eau. Ayant identifié le traînant accent temoq, le duc cria quelques mots pour se faire reconnaître. Il dut les crier plusieurs fois mais la joie du veilleur était ensuite extrême, volubile, Pons dut vociférer pour l'interrompre en couvrant l'appareil de sa main en conque, jetant des regards inquiets vers la porte et les fenêtres. Il fallut faire comprendre ensuite qu'il désirait parler à Aw l'aîné. Bien sûr que je vais voir, dit enfin le Temoq, je vais voir s'il est là. A tant de milliers de kilomètres, Pons perçut le choc du combiné posé sur le bureau, puis le silence comblé par cette clameur de cataracte. Tout cela prenait plus de temps que prévu, risquait même de s'éterniser s'il fallait réveiller Aw Sam. Transportant, comme son neveu, le téléphone, le duc marcha jusqu'à la fenêtre, inspecta le jardin: Boris n'était plus visible au milieu de la verdure sur laquelle de petits nuages véloces, jouant à la balle avec l'astre, faisaient courir des taches ternes en accéléré.

Cependant le veilleur poussait la porte à claire-voie, tendue d'une moustiquaire pointillée d'infimes chiures, puis il s'engageait dans la nuit rousse. Deux cents mètres carrés de friche piétinée séparaient la comptabilité des baraquements alloués aux ruraux. Comme y détalait un tapir solitaire, le veilleur eut un mouvement de recul au passage de l'animal sacré, chacun sachant que le contact de sa chair vous refile une bonne lèpre incontinent. Ecroulés sur leurs nattes, les ouvriers agricoles sommeillaient pour la plupart. Parmi le contingent d'insomniaques, trois faisaient vrombir de grosses toupies d'acier; trois autres, adossés côte à côte à la paroi du dortoir, fumaient en se passant des photographies de femmes dotées de gros derrières et de très gros seins. Accroupi près de la fenêtre au fond du bâtiment, une assiette de porridge à ses pieds, Aw Sam relisait le rapport de Lénine au IIe Congrès des Syndicats de Russie (20 janvier 1919), dans sa traduction malaise publiée aux Editions de Pékin. Il leva les yeux au-dessus de ses lunettes vers le veilleur qui se penchait en balançant une lanterne à bout de bras. Duc, duc Pons, s'égosillait doucement le veilleur en jetant son pouce par-dessus son épaule, dépliant ensuite son auriculaire pour symboliser le téléphone. Sam bondit sur ses pieds cornés, courut vers la porte.

Le veilleur s'attarda quelques minutes auprès des toupilleurs puis il ressortit de la baraque, restant un peu sur le seuil dans l'air tiède, aimant que tout fût ainsi calme. Des crapauds et des grenouilles volantes jetaient leurs âpres injonctions du côté de l'étang, soutenus par un tutti de scarabées-violons. Un stock de moustiques vibrionnait à hauteur d'arbre, troué par les engoulevents en position de chasse, leur bec grand ouvert happant au passage des familles nombreuses d'insectes suspendus. De l'autre côté de la cour délimitée par l'usine basse, le veilleur pouvait apercevoir Aw Sam voûté sur l'appareil téléphonique, cadré jaune sur obscur par la fenêtre de la comptabilité.

L'autre bout du fil n'étant pas assez long pour que Pons pût transporter le téléphone jusqu'à la porte du salon, il avait dû le lâcher un instant pour aller ouvrir vérifier l'absence d'oreille ou d'oeil vissés au trou de là serrure. Le couloir était désert. Il revint en courant vers le secrétaire, saisit le combiné dans lequel s'inquiétait d'une voix mal assurée l'aîné des Aw. Tout cela prenait un temps fou, Pons commençait d'être en sueur.

Il exposa la situation; tout se passait comme prévu, les armes lui seraient sûrement livrées tantôt, il confirmerait dans la semaine la date de son retour. L'aîné acquiesçait à tout cela par d'insonores hochements. Il convenait, spécifia le duc, d'intensifier la préparation des hommes, tout allait se passer vite à présent. Ils raccrochèrent en synchronie.

Le couloir était toujours vide. Remonté dans sa chambre, Pons chercha en vain le repos sur son lit. Il se trouvait excité, fort d'un trop-plein d'élans inassouvis, transpercé d'aiguilles nerveuses que le silence alentour acérait plus vivement. Il se releva, se changea pour sortir par gestes brusques, désordonnés, faisant souffrir les coutures des vêtements. Au bas de l'escalier, il appela Boris qui surgit aussitôt, d'un point indéfini de la cantonade. Pons le considéra soupçonneusement.

– Je vais à Paris, dit-il, je dois me rendre à Paris. Vous pouvez me mener à la gare?

Un peu plus tard, un train partait dans un quart d'heure; une heure plus tard, Pons héla un taxi devant la gare du Nord. Cette fois le chauffeur était un homme fragile, à l'évidence torturé, son visage défait reflétait l'emprise de malheureuses pensées sur son esprit, de pensées haineuses dans le chauffage à fond. Silence dans le véhicule, qui rageusement défia l'orange au coin du boulevard Poissonnière. Etuvant sur la banquette, le duc baissa un peu la vitre de son côté, ça ne vous dérange pas? Sans répondre, le chauffeur vira sec au bout du Pont de Grenelle sur le quai André-Citroën, puis il freinait avec violence au pied de la tour à parements jaunes. Pons lui tendit sa monnaie prudemment, comme au gibbon l'arachide, l'autre lui griffa la paume en se l’appropriant. Peu après le duc piétinait devant la porte de Paul, sonnait en vain.

Paul n'était pas là puisque Justine voulait bien le voir, fixant le cadre du rendez-vous non loin de chez elle. Naturellement très en avance, Paul descendait à pied le Faubourg-Saint-Antoine entre les vitrines bourrées de meubles en tous styles. Il fit une brève halte à la hauteur du 53, d'où le génie de la Bastille n'a plus l'air juché sur sa colonne que les immeubles dissimulent entièrement: il semble marcher sur leurs toits, danser sur leurs tuiles, sur leur zinc, exhibant dans sa fuite ses fesses rondes sous ses ailes déployées. Tout le monde sait cela, les gens s'arrêtent souvent devant le 53.

Elle avait accepté qu'on prît le thé dans un tabac qui est sur la place. Paul entra, le décor en était formidablement impersonnel. Il s'assit sans ôter son manteau, regarda le monde en marche de l'autre côté de la vitre: une nette minorité paraissait triomphante ou seulement satisfaite, quelques-uns riaient nerveusement, d'aucuns se tenaient le front. Après avoir suivi Paul depuis le quai André-Citroën, Toon l'invisible s'était installé derrière son quotidien habituel, dans un box libre à l'autre bout de l'établissement. L'œil étréci du jeune sujet belge s'arrondit lorsque Justine parut; Paul s'était à moitié levé, hésitant entre sourire ou pas.

Comme c'est leur premier véritable entretien, c'est exploratoire surtout: effleurant maint sujet sans le développer loin, ils procèdent à un tour d'horizon pointilliste, par références principalement – il aime mien Matisse, elle préfère Lermontov, tous deux connaissent Ahmad Jamal. Tuant les beaux-arts sous eux, ils passent à la géographie – l'étranger, le bord de la mer – puis l'histoire avec l'enfance, des origines au monde moderne avec les gens que l'on connaît, à peine ou juste comme ça, certains leur sont communs. On observe que Paul parle plus. Quoique sans aucune allusion à Elizabeth enfuie, il se livre davantage, sans même plus oser demander à Justine son prénom. Elle, écoute attentivement sa voix: c'est bien le sosie de celle de l'autre jour au téléphone, réellement c'est à s'y méprendre. Serait-elle juste venue pour vérifier cette coïncidence, puisqu'elle se lève bientôt. Les yeux de Toon reparaissent par-dessus les gros titres. Justine regarde Paul, sourit sans lui tendre une main. Je vais vous revoir, suggère-t-il, adjure-t-il. Hélas elle est très occupée en ce moment, le travail, les salons, mais on se rappellera sûrement. Bientôt. Elle disparaît, il regarde son verre. C'était bref.

C'était à peine plus long, dans le même temps, que la traversée de Paris par le duc Pons: une quinzaine de stations séparent les places Balard et de la République, par la ligne 8 qui est en violet foncé sur les plans officiels. Pons avait encore frais à la tête en retrouvant l'air libre du Faubourg-du-Temple, sans cesse il passait sa main luisante dans ses cheveux, la dégraissait sur son vêtement tout en montant la rue marchande pentue. En haut à droite, il vérifia l'adresse cherchée au fond de sa poche, sonna. N'entendant rien, frappa. On ouvrit. On semblait circonspect.

– Je suis Jeff, déclara le duc, vous devez être Bob. Paul m'a dit qu'il vous a parlé de moi.

Bob dit en effet, demeurant sur ses gardes. Peu après, adossé à la porte, il considérait ce nouveau personnage en train de tourner dans le studio encombré. C'est un peu comme chez moi, disait Pons, on sent que c'est habité. L'ennui, chez Paul, c'est que c'est vide. Tout y est, n'est-ce pas, mais ça fait vide. Il fit le tour des images sur les murs, soupesa quelques objets. Je viens aux nouvelles (je peux m'asseoir?), vous devez être au courant. Bob confirma: Tomaso fournirait sous huitaine les articles convenus, que l'on remiserait en lieu sûr – un parking privé place Beauvau – avant de les transporter au Havre dès l'arrivée du cargo; ensuite on aviserait. Il arrive quand, ce bateau?