Il n'en ressort qu'au bout d'un temps assez long et tend son Reisepass au voyageur anxieux, qu'il gratifie d'un salut vaguement socialiste, mais encore un peu national, tout en précisant: «Alles in Ordnung ». Wallon jette un coup d'œil à la page du visa litigieux et constate qu'y figurent maintenant un tampon d'entrée et un autre de sortie, datés du même jour, de la même heure à deux minutes près, et du même point de passage. Il salue à son tour d'une main à demi tendue, avec un «Danke ! » bien appuyé, s'appliquant à conserver tout son sérieux.

De l'autre côté des barbelés, il n'y a aucun problème. Le soldat de garde est un G.I. jeune et jovial, avec des cheveux en brosse et des lunettes d'intellectuel, qui parle français presque sans accent; après un rapide examen du passeport, il demande seulement au voyageur si celui-ci est parent d'Henri Wallon, l'historien, le «Père de la Constitution». «C'était mon grand-père», répond Ascher tranquillement, avec un souvenir ému perceptible dans la voix. Il se trouve ainsi en zone américaine, contrairement à ce qu'il avait imaginé, ayant sans doute confondu les deux aéroports de la ville, Tegel et Tempelhof. En fait, le secteur berlinois d'occupation français doit se situer nettement plus au nord.

La rue Frédéric continue ensuite, toute droite, dans la même direction, jusqu'à la Mehringplatz et le Landwehrkanal, mais c'est immédiatement comme un autre monde. Certes, il y a toujours des ruines, un peu partout, mais leur densité est cependant moins accablante. Ce quartier, d'une part, a dû être moins systématiquement bombardé que le centre-ville, comme aussi moins ardemment défendu pierre à pierre que les hauts lieux du régime. D'autre part, le déblayage des restes du cataclysme est ici presque terminé, beaucoup de réparations ont déjà été menées à bien et la reconstruction des îlots rasés semble en bonne voie. Le pseudo-Wallon, lui aussi, se sent soudain différent, léger, disponible, comme en vacances. Autour de lui, sur les trottoirs lavés, il y a des gens qui s'affairent à de paisibles besognes ou bien se hâtent vers un objectif précis, raisonnable et quotidien. Quelques automobiles roulent calmement, en tenant leur droite, sur la chaussée nette de tout débris, souvent des voitures militaires, il faut l'avouer.

Débouchant sur la vaste place circulaire qui porte le nom, inattendu dans cette zone, de Franz Mehring, fondateur avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg du mouvement spartakiste, Boris Wallon aperçoit aussitôt une sorte de grande brasserie populaire, où il peut enfin boire une tasse de café, allongé outre mesure, à l'américaine, et demander son chemin. L'adresse qu'il recherche ne présente aucune difficulté: il doit longer le Landwehrkanal vers la gauche en direction de Kreuzberg, que la voie navigable traverse de part en part. La rue Feldmesser, qui prend à angle droit, de nouveau sur la gauche, correspond à un diverticule sans issue de ce même canal, dit de la Défense, dont il est séparé par un court pont métallique, autrefois basculant mais depuis longtemps hors d'usage. La rue est en fait constituée par les deux quais assez étroits, accessibles néanmoins aux voitures, qui bordent de part et d'autre le bras d'eau dormante, auquel des carcasses de vieilles péniches en bois, abandonnées, confèrent un charme triste, nostalgique. Le pavage inégal des berges, dépourvues de trottoir, accentue encore cette sensation d'un monde disparu.

Les maisons, alignées de chaque côté, sont basses et vaguement banlieusardes, avec quelquefois un étage, rarement deux. Elles datent, selon toute vraisemblance, de la fin du siècle dernier ou du début de celui-ci et ont été presque totalement épargnées par la guerre. Juste à l'angle du canal de la Défense et de son embranchement inutilisable, se dresse un petit hôtel particulier sans style notable, mais qui donne une impression d'aisance et même d'un certain luxe vieillot. Une solide grille en ferronnerie doublée à l'intérieur par une épaisse haie de fusains, taillée à hauteur d'homme, empêche de voir le rez-de-chaussée comme aussi la bande exiguë de jardin qui entoure tout le bâtiment. On aperçoit seulement le premier étage avec ses ornements de stuc encadrant les fenêtres, la corniche à prétentions corinthiennes couronnant la façade et le toit d'ardoise à quatre pentes dont l'arête supérieure est soulignée par un faîtage en dentelle de zinc, reliant deux épis chantournés.

A l'inverse de ce que l'on pourrait attendre, la grille ne possède pas d'ouverture donnant vers le Landwehrkanal, mais uniquement vers la tranquille Feldmesserstrasse, dont ce coquet édifice occupe le numéro 2, bien visible sur une plaque d'émail bleu à peine écaillée dans un des angles, au-dessus d'un portail assez pompeux assorti à la clôture. Un panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900, affiche une raison sociale laissant supposer qu'un discret magasin est à présent installé dans cette demeure bourgeoise: «Die Sirenen der Ostsee» (c'est-à-dire: Les sirènes de la Baltique) calligraphié en caractères gothiques d'imprimerie, avec au-dessous, en lettres latines nettement plus modestes, cette précision: «Puppen und Gliederm ä dchen, Ankau f und Verkau f » (poupées et mannequins articulés, achat et vente). Wallon se demande avec perplexité quel rapport il peut y avoir entre ce commerce aux connotations éventuellement suspectes, à cause du mot allemand M ä dchen, et le raide officier prussien, dont c'est ici le domicile officiel, qui a peut-être été assassiné cette nuit dans le secteur soviétique… ou peut-être pas.

Comme le voyageur ne se sent guère présentable en ce moment, après l'épuisante journée d'hier, le sommeil comateux et un trop long jeûne, il poursuit sa marche sur les incommodes pavés disjoints, où des trous plus marqués entre les innombrables saillies et bosses ont retenu de petites flaques d'eau rougeâtre, résidus provisoires d'une pluie récente, colorée – dirait-on – par la rouille d'un souvenir dégradé, perdu, mais tenace. Celui-ci en effet reparaît brutalement cent mètres plus loin, alors que le bras mort du canal se termine en cul-de-sac. Un pâle rayon de soleil illumine soudain, sur la rive opposée, les maisons basses qui mirent leurs façades vétustes dans l'eau verte, immobile; contre le quai repose un voilier ancien, chaviré, dont la coque pourrissante laisse voir en maints endroits son squelette de membrures, varangues et allonges. La lumineuse évidence du déjà-vu se prolonge ensuite, bien que la confuse clarté hivernale ait vite retrouvé ses teintes grises.

Contrairement à certaines péniches très basses, rencontrées auparavant, qui pouvaient à la rigueur être passées avant leur déchéance sous le pont métallique, sans avoir besoin d'en faire relever le tablier, ce bateau de pêche égaré au grand mât toujours debout (quoique s'inclinant aujourd'hui à presque quarante-cinq degrés) n'a pu venir s'amarrer ici qu'à l'époque où le système d'ouverture fonctionnait encore, à l'entrée du canal adjacent. Wallon croit se rappeler que le navire en ruine, revenu inopinément du fond de sa mémoire, était déjà dans cet état d'épave pittoresque lorsqu'il l'a vu pour la première fois, à la même place exactement au sein du même décor fantôme; ce qui paraît étrange, évidemment, s'il s'agit là d'un souvenir d'enfance comme il en a désormais la conscience aiguë: le petit Henri, ainsi qu'on l'appelait alors en hommage à son illustre parrain, avait peut-être cinq ou six ans et tenait la main de sa mère, qui était à la recherche d'une parente, proche sans aucun doute mais perdue de vue à la suite d'une brouille familiale. Rien n'aurait donc changé en quarante ans? Passe encore pour le pavage cahoteux, l'eau glauque, le crépi des maisons, mais pour le bois pourri d'une barque de pêche cela ne serait guère imaginable. Comme si le temps s'était acquitté une fois pour toutes de son action corrosive et avait ensuite cessé d'agir par on ne sait quel prodige.

Le tronçon de quai perpendiculaire à l'axe du canal, qui ferme celui-ci et permet aux voitures comme aux piétons de passer d'une rive à l'autre, longe une grille de fer en mauvais état, derrière laquelle on n'aperçoit que des arbres, de grands tilleuls qui, à l'instar des constructions avoisinantes, ont survécu aux bombardements sans mutilations ni blessures visibles, eux aussi toujours identiques – s'imagine le voyageur – à ce qu'ils étaient il y a si longtemps. La rue Feldmesseur se termine donc là, en impasse. Ce détail a d'ailleurs été signalé par une très aimable serveuse de la brasserie Spartakus (le glorieux révolté thrace ayant aujourd'hui laissé son nom à une marque de bière berlinoise). Au-delà de ces vieux arbres – a-t-elle précisé – à l'ombre desquels croissent des herbes sauvages et des ronces, commence la zone d'occupation russe, marquant la limite nord de Kreuzberg.

Cependant le voyageur est tiré de ses visions récurrentes, d'un passé enfoui qui resurgit en lambeaux, par une série d'événements sonores fort peu citadins: le chant d'un coq, qui se répète à trois reprises, clair et mélodieux en dépit de son éloignement, non plus dans le temps, mais cette fois dans l'espace. La qualité acoustique du cri, que ne vient troubler aucun bruit parasite, permet alors de mesurer celle du silence inhabituel au milieu duquel il s'élève et se propage en longues résonances. Wallon s'en rend compte à présent: depuis qu'il est entré dans cette rue provinciale, à l'écart de tout trafic, il n'a plus rencontré âme qui vive ni entendu quoi que ce soit, sauf par instant le crissement de sa propre chaussure contre une aspérité du sol. L'endroit serait idéal pour le repos dont il a tant besoin. S'étant retourné, il découvre presque sans surprise qu'un hôtel garni de catégorie acceptable, auquel il n'avait pas prêté attention en arrivant, constitue le dernier immeuble du côté pair, qui porte le numéro 10. L 'auberge date à n'en pas douter de la même époque que le reste de la rue. Mais un large panonceau rectangulaire en tôle laquée, neuve et brillante, d'une couleur ocre rouge avec des lettres vieil or, exhibe une enseigne évidemment actuelle et de circonstance: «Die Verbündeten » (les Alliés). Le rez-de-chaussée comporte même en devanture une sorte de bistrot, dont le nom français, «Café des Alliés», incite d'autant plus Wallon à pousser la porte de ce havre providentiel.