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La chapelle n'était guère entretenue depuis que le règne des comtes de Toulouse s'était éteint, mais elle sentait bon l'encens fané, le silence et la poussière de soleil. Novelli s'agenouilla devant l'autel, sur un prie-dieu aux grincements sonores comme des éclats de feu, en ce lieu de vieille paix romane. Aussitôt lui parurent plus lointains et impalpables que des saisons enfuies les douleurs et l'affairement qui environnaient ces murs. Il ne pria pas, mais s'emplit un long moment des belles lueurs d'or pâle qui tombaient des vitraux étroits. Un claquement de serrure le réveilla soudain de sa rêverie. La porte s'entrouvrit et se referma, des pas de sandales s'avancèrent derrière lui, s'arrêtèrent tout près. Il se retourna.

Il ne vit d'abord que la misère de Stéphanie, ses haillons de vieux sac, sa taille ceinte d'une corde et ses pieds ficelés dans des chiffons bourbeux. Elle puait, mais elle était belle. Novelli se sentit le coeur étrangement poigné quand il rencontra son regard, aussi noir et vivace que le sien. Il s'émut de cette parenté. Les yeux de ce visage lisse sous la crasse avaient les mêmes éclats que ses nuits remuantes. Il s'y chercha dedans, se trouva. Son esprit lui échappa. Il eut un bref instant d'affolement, se reprit. La fille parut tout à coup inquiète du silence de cet homme qui la regardait sévèrement. Elle lui trouva une beauté d'ange méchant, ainsi debout dans la pénombre, avec son rayon de soleil sur l'épaule.

– Ton frère est parti, dit-il. Chance pour toi: il mourra bientôt, car il est enragé, et tu vivras si tu veux m'obéir.

Les yeux de Stéphanie s'emplirent de larmes à cette nouvelle et sa bouche frémit, mais elle resta droite, les mains jointes sur le ventre, durement serrées pour les empêcher de trembler. Novelli vit qu'elle s'en allait en songe sur la Garonne à la poursuite du Hongre, enveloppait le frère enfui d'embrassements, de déchirures d'adieux, de bénédictions muettes. Il en fut irrité. Il dit:

– Espère son salut si tu veux mais laisse-le aller où il doit. Défais-toi de lui, que diable, la vie nous veut aimants, mais libres. Je t'ai dit qu'il mourrait. Peut-être non. Peut-être que Dieu veut le prendre vivant et l'employer à des oeuvres moins basses que celles où il se perd. Je peux l'aider, t'aider aussi. Tu n'as pas une figure de mauvaise femme.

– Je n'ai besoin d'aucun secours, répondit Stéphanie, mais soyez béni si vous avez pitié de mon frère. Pour l'heure, il se croit encore invulnérable, car il est comme sont les hommes: tout farauds et vantards quand un mal invisible les prend. Il croit sa douleur passagère, mais je sais bien, moi, qu'il est infirme maintenant que je ne suis plus auprès de lui. Il tombera bientôt de cheval, à sa gauche où je ne suis plus. Ses mains me chercheront dans l'air, son front se fendra sur les cailloux, sa bouche mangera la terre et il mourra couché sur le côté gauche, où je ne suis plus.

Elle parla comme une jeune mère en grande peine, à voix pressante, mais avec, dans le regard, un air de tout savoir qui semblait ineffaçable. Novelli désira aussitôt troubler cette fille trop limpide qui lui creusait impudemment le coeur. «La garce est amoureuse», se dit-il. Il se détourna d'elle, de peur qu'elle ne devine ses ruminations. L'envie lui vint de la soumettre, de l'amener au moins à la pleine confession de ses sentiments. Alors il pourrait se laisser aller à répandre sur sa tête la douceur obscure dont il se sentait encombré.

– Ton frère est un écervelé, dit-il. Une folie le pousse, que Dieu n'éclaire pas.

– Il a l'esprit simple. Je sais que sa lumière n'est pas celle de l'intelligence. Pourtant, c'est une belle lumière.

– Sans doute est-il capable d'exalter la foi des brutes, mais il est inaccessible à la sagesse. Je le sais bien: c'est un rieur.

– Il veut laver la Terre de ce qui lui semble impur. Autant qu'il le peut, il fait le ménage du monde.

Elle dit cela avec une force si douloureuse que les larmes débordèrent de ses yeux. Elle baissa la tête pour s'essuyer les joues. Quand elle la releva, son air était à nouveau batailleur.

– Tu ne crois pas à la sainteté de son entreprise, dit Novelli avec une satisfaction méchante. Tu n'es pas assez morte, ma fille, ton coeur bat trop chaudement. Les femmes de ta sorte peuvent perdre leur âme dans les pires fumiers, mais elles ne cherchent jamais le salut dans le travail des couteaux. Tu as suivi ton frère parce que sans toi tu le voyais perdu, voilà tout.

Ils restèrent un moment furieusement affrontés, puis Stéphanie, sans détourner ses yeux du regard de Novelli, se laissa prendre peu à peu par un désespoir si émouvant et fier que Jacques se sentit à nouveau tomber en compassion extravagante. Il se retint de s'approcher d'elle. Elle le vit, se raidit.

– C'est vrai, monsieur l'Inquisiteur, dit-elle enfin, je suis le poids qui tient Jean le Hongre à la vie. Son âme est vide. C'est peut-être pour cela que le Ciel et l'Enfer sont en lui si librement. Il est beau quand il parle et quand il rit parce qu'il n'a jamais éprouvé ni pitié ni doute. Je ne suis pas assez morte, en effet, pour ne pas voir l'horreur de ce qu'il fait. Il se damne, à ravager les Juiveries. Il dit qu'un ange lui est apparu en rêve et lui a ordonné de le faire. Ce n'est pas vrai, mais il le croit. Oui, il mourra honteusement, et sans doute me faudra-t-il le suivre dans l'au-delà pour veiller sur son âme, car je suis sa seule bonté, et si je ne me tenais pas à son côté le jour du Jugement dernier, que dirait Dieu de lui?

Novelli la regarda longuement avec un sourire noir et une grande confusion d'idées en tête. Stéphanie devina le soupçon de coucherie incestueuse qu'il traînait depuis la veille. Alors elle sourit elle aussi. Elle dit:

– Non, mon frère n'a jamais posé ses mains sur mon corps. Mais tous les soirs je lui caressais la figure pour qu'il s'endorme en paix.

Jacques sembla soudain se réveiller d'un songe. Le cardinal Novelli l'avait contraint de répondre pareillement, tout à l'heure. «Je suis aussi détestable que ce vieux paillard, se dit-il, mais elle n'est pas blessée comme je le fus. Les nuits du coeur ne l'effraient pas.» Elle était toute railleuse, maintenant, malgré ses larmes. Il ne s'en offusqua pas, au contraire: il se sentit content de n'avoir plus à la suspecter. Il lui dit qu'il allait, ce jour même, se préoccuper de la faire sortir de prison, où il n'avait aucune raison de la laisser: elle n'était ni criminelle ni hérétique, grâce à Dieu. Il lui interdit, cependant, de quitter Toulouse, car il désirait encore l'interroger sur la folie du Hongre et la misérable aventure des Pastoureaux. Comme elle lui faisait remarquer qu'elle n'avait, en cette ville, aucune maison où aller, il lui proposa, le coeur battant, de l'accueillir dans son couvent des frères prêcheurs. On y avait besoin d'une servante. Elle logerait au grenier, où dormaient parfois des voyageurs détroussés qui les frères recueillaient au hasard des églises. Alors elle lui demanda ce qu'il adviendrait de ses compagnons emprisonnés avec elle.

– Ils subiront le sort de leur maître, dit-il. Ils seront libérés si ton frère fait pénitence, et si monseigneur le pape lui accorde son pardon. S'il s'obstine dans sa folie, ils resteront en prison.

– Je ne suis pas moins misérable, de coeur et de corps, que ces pauvres gens, répondit Stéphanie. Ils sont aussi mes frères. Pourquoi donc me séparer d'eux?

– Il est vrai que tu es crasseuse, fille. Mais ces vagabonds ne sont pas de ta famille. Ils ont pris plaisir à troubler l'ordre. Pas toi: tu as suivi le Hongre avec le seul désir de l'éloigner du diable. C'est ce que tu m'as dit.

– Si vous considérez qu'ils ont fait du mal au monde, monsieur l'Inquisiteur, les voilà jugés avant l'heure.

– Non, fille. Nul ne peut décider de leur sort avant de savoir s'ils ont agi par méchanceté ou par piété mal ficelée.

– Ou par souffrance grave. Dieu le sait.

– Il nous inspirera.

– Il vous dira qu'il faut leur pardonner, car ils sont des enfants.

Son air émut grandement Novelli. Cette fille avait encore beaucoup à espérer de lui. Il s'en alla, jubilant secrètement et appelant les gardes pour leur ordonner de conduire Stéphanie à son couvent. Comme il franchissait le seuil, il l'entendit crier au loin, sous la voûte de la chapelle:

– Pour juger sans faute, monsieur l'Inquisiteur, il ne faut pas avoir le pouvoir de condamner.

Ces paroles lui parurent saugrenues. Il haussa les épaules, les oublia aussitôt et quitta le Château Narbonnais en saluant, le geste bref et le sourire presque aimable, les secrétaires et les soldats qu'il croisa dans la cour. Il s'en fut par la ville, s'attarda sans impatience dans des encombrements de chariots, des cohues de portefaix et de femmes bavardes aux puits des places. Le soleil dans les ruelles lui sembla délicieux, et le peuple digne de toutes les bontés du monde.

Au soir de ce jour, Jacques Novelli reçut la visite de frère Bernard Lallemand, dans la bibliothèque du couvent où il s'était acharné à travailler tout l'après-midi, sans y parvenir correctement. Il l'accueillit d'un bonjour grognon mais se sentit soulagé de pouvoir enfin distraire son esprit des indéchiffrables sarabandes d'aveux, de protestations et de témoignages confus qui l'encombraient. Il resta un moment pensif devant l'écriture broussailleuse des greffiers, puis repoussa l'épais registre et eut un long soupir de réveil difficile. Frère Bernard, gémissant sur les fatigues excessives de son maître, se mit aussitôt à remuer des odeurs pesantes de vieilles bougies et de parchemins autour de lui, s'affaira à rassembler des feuillets épars sur le dallage, à remplacer des chandelles presque consumées, à tisonner les braises dans la cheminée. Quand il eut fini, Novelli lui demanda ce qu'il était advenu de Salomon d'Ondes. Alors frère Bernard s'assit devant le feu ranimé et lui fit le récit des tribulations de ce malheureux lettré qu'il n'avait pas eu grand mal à trouver dans les ruines de la Juiverie.

– Hier matin, dit-il, après avoir quitté la place Saint-Étienne, poursuivi par une grande confusion de bâtons, de coups de poing et d'insultes, Salomon, tête nue et vêtu de la robe blanche des baptisés, s'en revint chez lui, rue Jouzaigues, escorté par deux soldats à qui il avait promis les plus beaux tissus de sa boutique s'ils le protégeaient de la mort. Or, la plupart des maisons de cette longue rue avaient été pillées et Salomon découvrit, errant, tout effaré, dans sa demeure ravagée, que tous ses buffets avaient été éventrés, et qu'il ne lui restait plus aucun bien en ce monde. Les soldats, malgré leur déception de n'être pas payés, eurent pitié de lui: ils l'abandonnèrent là sans le malmener. Le juif alors s'en fut chez le viguier, qu'il connaissait bien: il avait plusieurs fois utilement conseillé ce grand homme de police dans d'obscures entreprises marchandes. C'était l'heure de midi. Il le trouva en train de manger avec quelques amis de bonne noblesse, sans souci de l'émeute qui enfiévrait la ville. Salomon lui conta ses malheurs, lui dit qu'on l'avait, ce jour même, fait chrétien contre son gré, sous la menace d'être battu à mort à la moindre révolte, et demanda en pleurant si la loi catholique pouvait tenir pour juste une conversion si sordidement acquise. Le viguier lui répondit qu'à son avis on ne pouvait prendre par rapine l'âme d'un homme, et qu'un pareil baptême n'avait aucune valeur. Il lui fit donner des chausses, une tunique et un manteau de bon drap, puis le raccompagna jusqu'à sa porte en le réconfortant et le plaignant beaucoup.