Salomon d'Ondes vint le voir dans l'après-midi avec Vitalis le Troué qui refusa d'entrer dans la bibliothèque, retenu sur le seuil par une sorte de méfiance superstitieuse. Il ne fit qu'avancer la tête, du pas de la porte, pour regarder en grimaçant comiquement les livres entassés de-ci de-là, et les murs comme s'il craignait d'en voir sortir d'infréquentables fantômes. Il prétendit que ces lieux, apparemment empreints de gravité studieuse, étaient en vérité d'une très dure méchanceté, et qu'il fallait être un inquisiteur bien endurci pour ne point percevoir leur malfaisance, puis laissa le passage à Salomon avec un grand soupir d'apitoiement, et s'en fut vers le jardin, appelant frère Bernard Lallemand à grands cris, et faisant sonner des deniers dans sa main.
Dès que Novelli fut seul avec le juif, il s'empressa de le débarrasser de son manteau en lui disant qu'il avait fait, tout à l'heure, à la chapelle, une importante découverte. Il avait l'air impatient de la lui confier, mais tant que l'autre ne fut pas assis, et qu'il ne fut lui-même attablé, il retint les mots qui faisaient frémir ses lèvres et briller ses yeux. Quand ils furent face à face, il attendit encore avant de parler, jouissant de l'air intrigué de son compagnon, puis il dit, croisant les doigts:
– Je crois, mon bon frère, que vous êtes chrétien.
Salomon haussa les sourcils, l'air étonné, ses joues rosirent. Il laissa aller un rire silencieux et très railleur.
– Ne vous moquez pas, lui dit Novelli. Après les funérailles de mon oncle, vous êtes venu m'offrir votre compassion comme aurait pu le faire le plus saint de mes frères. Peut-être ne le savez-vous pas, mais en cette circonstance vous avez été sans aucun doute inspiré par le Dieu d'amour qui me brûle l'âme, et que le Christ a fait descendre sur Terre, pour notre salut.
– Croyez-vous que l'on ne sache pas aimer dans le langage des synagogues? demanda plaisamment Salomon.
– Si vous étiez tout à fait juif, dit Novelli, s'exaltant, vous chercheriez à me tenir à distance, à m'embobiner interminablement. Vous feriez le rusé, vous n'auriez pas au coeur ce feu que je vous sens. A travers moi, qui ne suis rien, Dieu vous tente, Salomon, il vous attire, il vous émeut, je vous le dis.
– Je suis peut-être un homme aventureux qui ne peut résister au désir de porter sa chandelle dans le coeur des autres et se laisse prendre à des pièges dont il ignore la machinerie, voilà tout. Maître Novelli, ajouta-t-il en baissant la voix, Dieu a besoin de pénombre. Il est fragile comme les songes. Vous l'effrayez, vous parlez trop de Lui.
Novelli réfléchit, les yeux vagues, puis:
– Peut-être pensez-vous que je dois me préoccuper de Le nourrir en moi pour qu'Il grandisse, et me déborde, et vous atteigne, sans que rien ne soit dit.
– Dieu s'évapore, dès qu'on le veut saisir, maître Novelli.
– C'est vrai. Il est une sorte d'allégresse sans raison, dit Jacques.
– Une allégresse assez solide et fine pour traverser les douleurs du monde.
Novelli regarda un moment ses mains croisées sur la table, leva le front. Il dit enfin, se torturant les doigts, avec un sourire contraint:
– J'aime votre compagnie, Salomon. J'aime aussi beaucoup votre savoir. Il est imprécis, et pourtant il me semble juste. Il me fait du bien. Mais parfois j'ai peur, en vous écoutant, de tomber en hérésie.
Salomon d'Ondes se mit à rire si haut et si librement que Novelli en fut un peu fâché, et se renfrogna. Alors le juif se pencha au-dessus de la table et lui serra les épaules avec une chaleur vigoureuse.
– Ne craignez rien, dit-il. S'il le faut, je veillerai à ce que vous restiez en chemin droit. Catholique vous êtes, catholique vous resterez, parole de philosophe.
– Ne riez pas si fort, dit Jacques. Les gens du couvent nous croient en train de débattre de hautes questions théologiques. Je suis sûr qu'à l'heure présente il en est qui prient pour m'aider à triompher de vos résistances. Mais je n'ai pas de force, devant vous.
– Aimez votre faiblesse, maître Novelli. Elle est d'un homme bon.
– Non, elle est d'un mauvais moine. Vous m'avez convaincu de renoncer à mes pouvoirs. Je l'ai fait, vous ne risquez plus la prison. Mais depuis que j'ai décidé de me faire mendiant, je me sens plus solitaire que je ne l'ai jamais été, et incapable de combattre pour ma foi.
– Je fus longtemps ainsi, répondit Salomon. Au temps où j'étudiais la médecine en Espagne, j'ai vécu plus d'une année avec une guérisseuse qui pratiquait l'art des essences et savait la bonne façon de cuire certaines décoctions rares. J'étais à cette époque un juif de stricte religion, et venant à elle je ne désirais apprendre que ses recettes, pour mieux soigner. Mais l'amour m'a pris, et m'a fait connaître ce que je n'étais pas venu chercher. Je n'ai jamais su quel était le Dieu de cette femme. Peut-être était-elle sorcière. Autant que je me souvienne, elle ne m'a jamais dit que des choses simples, des évidences que je croyais ignorer, et de belles paroles d'amante. Pourtant, elle m'a appris tout ce dont je suis sûr, aujourd'hui encore, et que je ne saurais clairement exprimer. Ce fut un temps d'abandon prodigieux, maître Novelli, et certains soirs de grande nudité d'âme et de corps, j'ai eu le sentiment de goûter le plus profond savoir de la Terre. Quand j'ai repris ma route, la vieille foi de mon père ne m'importait plus guère, j'étais comme vous l'êtes, paisible, solitaire, et je sentais cela que nous appelons Dieu non plus hors de moi mais au plus palpitant de ma chair, aussi précieux qu'une épouse, aussi humble et fragile qu'un enfant. J'étais devenu, je crois, un vrai vivant.
Novelli, la bouche arquée, les sourcils froncés, s'était lentement raidi, tandis que Salomon parlait. Il dit, ruminant une grande émotion:
– Pourquoi me parlez-vous de vos amours? Que savez-vous donc de moi?
– Ce que l'on peut savoir du Grand Inquisiteur de Toulouse, rien de plus, répondit Salomon avec un air de parfaite sincérité. J'ai voulu vous dire que je fus longtemps perdu, et que ce fut, au bout du compte, une bénédiction. Vous ai-je scandalisé?
– Non. Pardonnez-moi. Vous avez touché à ma vie, en croyant raconter la vôtre.
Ils restèrent à se regarder en silence, le temps que Salomon d'Ondes apprenne et mesure la passion que Jacques Novelli éprouvait pour une femme dont le nom hésita longtemps sur ses lèvres.
– Elle s'appelle Stéphanie, dit-il enfin. Elle est la soeur de Jean le Hongre, mais elle est bonne, Salomon, elle est bonne et belle. Si elle a suivi ce tueur de juifs, ce ne fut que pour tenter de sauver son âme, je vous le jure. Oh certes, elle ne connaît rien aux médecines, mais elle est pourtant guérisseuse, elle aussi.
Il se tut, rougissant, bafouillant. Salomon lui tint les mains pour l'aider à se délivrer de ce fleuve de paroles qui lui mouillait les yeux, mais Jacques renonça à parler d'elle plus avant.
– Je lui ai promis d'aider son frère à mourir, si je ne pouvais faire qu'il vive, dit-il. J'irai bientôt le rejoindre en Lauragais.
Salomon contempla l'ombre, au loin, puis un sourire lui vint. Il dit:
– Si vous voulez de moi, je vous accompagnerai.
Novelli resta bouche bée, les yeux ronds. Le juif haussa une épaule, pencha la tête de côté avec un grand sourire faussement contrit.
– Hé, je suis aussi fou que vous, Jacques, dit-il. J'ai envie de savoir si je suis capable d'embrasser ce monstre qui m'a fait si peur.
Ils décidèrent ainsi de partir ensemble et sortirent au jardin où Vitalis et frère Bernard, sur le perron de la chapelle, jouaient aux deniers au milieu d'un cercle de moines rieurs.